célébrité léonard de vinci

Léonard de Vinci ou la naissance de la célébrité

Qu’ont en commun Giotto, Leonardo ou Raphaël ? Un nom devenu indissociable de leur génie artistique. Historienne et directrice d’études à l’EHESS, Christiane Klapisch-Zuber revient, dans Se faire un Nom,  sur la construction de la célébrité et de l’ « individualisme » moderne, une préhistoire d’Instagram en quelque sorte.


Alors qu’il est devenu un marqueur essentiel de notre identité, voire le premier, curieusement, pendant très longtemps, le nom de famille des individus n’était que très rarement fixé, voire n’existait pas…

De fait, le nom a toujours existé, chacun et chacune est et a été désigné d’une manière ou l’autre, que ce soit par son seul sobriquet, par son seul nom de baptême ou par son seul nom de famille. Ce qui varie, donc, est l’usage que la société fait de l’un ou l’autre des constituants de la désignation anthroponymique de l’individu. Il est vrai, toutefois, que, si l’on entend par nom le nom de famille hérité de ses parents, celui-ci est entré bon dernier dans les usages sociaux de la nomination : il n’a pas toujours existé et au XVIIe siècle encore, la grande majorité des individus, en particulier dans la population rurale d’Italie, ne pouvait en produire. Il a fallu attendre l’action conjointe de l’Église, avec ses registres paroissiaux, et des autorités civiles quand elles ont contrôlé le nom par leur état-civil, pour que se fixe un nom collectif transmis à tous les descendants d’un groupe de parenté donné.

Au XVIIe siècle encore, la grande majorité des individus, en particulier dans la population rurale d’Italie, ne pouvait revendiquer aucun nom de famille

Comment les artistes de la Renaissance, comme Léonard de Vinci ou Giotto ont-ils contribué à donner au nom l’importance qu’il revêt aujourd’hui dans la construction de notre identité ?

Ici encore, distinguons les différents composants du nom d’un individu. Si la plupart des contemporains parlent de « Michel Ange » et bien plus rarement de « il Buonarroti » (c’est-à-dire en le désignant par son nom de famille), ou de « Leonardo » (et jamais du seul « [da] Vinci »), c’est que dans la vie courante, l’individu est interpellé ou désigné par son nom de baptême. Sans doute est-ce un archaïsme, hérité du haut Moyen Âge où l’individu ne portait qu’un seul nom. Imposer un supplément à ce nom personnel comme nous le voyons chez les artistes de la Renaissance, revient à les rattacher aux strates supérieures de la société où le nom collectif héréditaire, notre nom de famille, revêtait une grande importance dans la vie publique et économique. C’est dans ce sens qu’on peut dire que les artistes ont contribué à la diffusion d’une désignation double, celle qui l’emporte aujourd’hui.

Leonard de Vinci, Raphaël, Giotto… Tous sont considérés comme les premières « stars » de l’époque moderne. Pourquoi la construction de leur identité s’est-elle cristallisée autour de leur prénom ?

Nous évoquons bien aujourd’hui Johnny, pour Johnny Hallyday, mais guère Hallyday tout seul… Le prénom suggère une connivence, au moins une proximité et pour les fans de Johnny Hallyday, il n’y a qu’un Johnny ! Remarquez que la véritable identité de cette star est Jean-Philippe Smet. À sa différence, les « stars » de la Renaissance que vous citez n’usent pas de pseudonymes au sens propre : mais leur entourage, leur voisinage, leurs collègues dans le métier ne se font pas faute de les appeler par leur prénom, ou par leur sobriquet (par exemple « Lo Zoppo, « le boiteux »), sans davantage se soucier de leur désignation complète. Eux-mêmes endossent leur sobriquet et signent parfois de cette manière. Et je le répète, jusqu’en plein Moyen Âge, l’individu n’était connu que par un seul nom.

Eux-mêmes endossent leur sobriquet et signent parfois de cette manière.

En quel sens ces différentes célébrités, à une époque où chacun se construit d’abord par rapport au groupe auquel il appartient, posent-elles les jalons de  l’individualisme moderne ?

Non pas un jalon, mais plutôt une expression de l’individualisme (moderne ou pas). Par rapport à leur milieu d’artisans et d’artistes, les célébrités en question laissent introduire dans leur dénomination des références multiples, les plus notables étant celles qui renvoient à l’une de leurs œuvres les plus marquantes, reconnues par les contemporains comme des chefs-d’œuvre. Ainsi leur nom entérine-t-il une réalisation individuelle qui les distingue de leurs congénères. De façon plus générale, ces adoptions de nom nouveau fondé sur une oeuvre sont un exemple de la manière dont notre « identikit » moderne a pu se constituer – et se fixer – dans un milieu particulier.

Enfin, la question du nom prend une dimension toute particulière lorsqu’on interroge dans l’Histoire son rapport à l’identité des femmes…

Qu’en va-t-il des femmes ? Pourquoi est-ce que je signe livres et articles « C. Klapisch-Zuber » alors qu’on m’appelle couramment « Christiane Klapisch » et que je suis née « Christiane Zuber » ? J’aurais du reste mieux fait de placer le nom Zuber avant le nom Klapisch, car je tire mon identité intime de ce premier nom plutôt que du second : ayant adopté cette double dénomination, j’ai pourtant continué à signer de la sorte même après avoir divorcé… De fait, en France, les femmes prenaient l’identité du mari et dans les familles, jusqu’à tout récemment, les enfants issus du couple prenaient obligatoirement le nom de famille du père. La loi de 2002, dont les décrets d’application datent de 2005 seulement, a permis que les enfants soient rattachés par leur nom de famille soit au père, soit à la mère. Née avant cette date, ma fille porte le nom de son père et ses enfants, celui de leur propre père. Cet exemple personnel montre combien l’identité anthroponymique des femmes est flottante ; et que celle de leur descendance est encore incertaine. Car les lois ont beau faire, celle de 2002 n’a jusqu’ici trouvé qu’un faible écho dans nos pratiques vis-à-vis de nos descendants, tandis que, jusqu’après leur mort et dans l’avis de leur décès, les femmes sont bien souvent désignées comme Madame Jean Dupont.

Pour en savoir plus : Se faire un nom