Bullshit Jobs reconversion

En finir avec les Bullshit Jobs

Ces reconnexions d’anciens cadres avec la dimension matérielle, le contact humain et le territoire local sont des vaccins à la dilution et à la fragmentation du travail nées de la mondialisation.

Vous n’en pouvez plus de votre bullshit job ? Et de vivre la même vie que tout le monde ? Jean-Laurent Cassely (journaliste à Slate.fr) a mené une double enquête. Dans la Révolte des Premiers de la Classe, il dresse un constat sans concession et s’interroge sur les motivations de ces diplômés qui n’en peuvent plus, sur leur rapport au travail, leur approche du commerce de proximité et leur manière de redonner du prestige et du sens à des métiers longtemps ringardisés par le progrès et le tout-numérique. Dans No Fake, il enquête sur les raisons même de l’uniformisation du monde et des désirs. Des phénomènes qui continuent, plus que jamais, de marquer les esprits dans un monde où « tout » est en train de devenir « partout pareil ».

Quel a été l’élément déclencheur de ton enquête sur cette « révolte » vis-à-vis des bullshit jobs ?

Un faisceau d’indices ! Des discussions avec des proches ainsi que plusieurs articles m’ont convaincu que le phénomène, notamment celui des bullshit jobs, méritait qu’on s’y penche. Quand une de mes collègues de promo de master de com m’a annoncé qu’elle devenait fromagère, je me suis dit que décidément je n’étais pas le seul à être intrigué et attiré par cet étrange exode des open space vers les comptoirs et les ateliers. Le succès critique phénoménal du livre-témoignage de Matthew Crawford, Éloge du carburateur, dans lequel cet ancien diplômé de philosophie raconte qu’il a trouvé une forme de bien-être professionnel et d’équilibre en ouvrant un garage de moto, m’a fasciné comme de nombreux lecteurs.

Il a touché quelque chose de puissant chez une génération qui subit un double mouvement de déclassement et de perte de sens après des années de dégradation de l’expérience de travail « de bureau » les fameux bullshit jobs. Dès que je parlais de ce sujet autour de moi, on me donnait entre un à cinq contacts de personnes concernées : l’un ouvrait son foodtruck, l’autre était en stage de cuisine, l’autre se formait à la restauration, etc. C’était à chaque fois des profils de « gagnants » de la compétition scolaire.

L’un ouvrait son foodtruck, l’autre était en stage de cuisine, l’autre se formait à la restauration, etc. C’était à chaque fois des profils de « gagnants » de la compétition scolaire.

Je voulais donc comprendre comment et pourquoi, dans le pays où la méritocratie scolaire est une religion, un tel basculement pouvait avoir lieu dans certains milieux : comment devenir boulanger, ébéniste ou épicier pouvait devenir plus désirable que le fait d’être à l’abri du monde physique, derrière un ordinateur dans un bureau à manipuler des informations, ce à quoi mène généralement un parcours scolaire long et prestigieux.

Que recherchent finalement ces premiers de la classe en rompant avec leur bullshit jobs ?

Qu’ils soient banquier, marketeur, chercheur, informaticien, trader, architecte, graphiste ou journaliste, ils ont un point commun : leur métier consiste à manipuler des abstractions, des alphabets de symboles : algorithmes, statistiques, pictogrammes, mots, schémas directeurs, powerpoint, etc. Ils ont tendance à appréhender le monde selon les outils de leur travail, c’est-à-dire sur le mode de la simulation ou du schéma, créant ainsi de la distance et des couches de filtres avec l’expérience quotidienne. Leur travail a eu tendance à les éloigner de la réalité physique, concrète, qu’ils ont mise en chiffres, en mots, en codes, en algorithmes ou en équations, bref à fabriquer en série du bullshit jobs. La division du travail dans la mondialisation, la « digitalisation », le management par reporting, etc., tout cela a tendance à rendre l’expérience du travail de bureau à la fois ennuyeuse et vaguement irréelle : un vrai manque d’authenticité donc. D’où le fait qu’un maître mot les guide dans leurs retrouvailles avec le monde : la recherche de concret.

 

La division du travail dans la mondialisation, la « digitalisation », le management par reporting, etc., tout cela a tendance à rendre l’expérience du travail de bureau à la fois ennuyeuse et vaguement irréelle

L’autre explication, qui est un prolongement de la première, tient à la perte de statut liée à l’emploi de cadre ou de profession intellectuelle : la massification scolaire a banalisé ces postes, la concurrence s’est accrue, pour un travail moins épanouissant dans un monde où le coût de la vie augmente. Face à ces impasses, la reconversion vers les métiers du « concret » peut prendre plusieurs formes. Ceux qui sont doués de leurs mains (par exemple dans la cuisine) deviennent artisans, d’autres privilégient l’interaction avec les clients et deviennent commerçant, d’autres encore, s’orientent vers les métiers du soin et du bien-être.

Ces reconnexions avec la dimension matérielle, le contact humain et le territoire local sont des vaccins à la dilution et à la fragmentation du travail nées de la mondialisation.

Bullshit Jobs
Carte ancienne de la banlieue parisienne

Le phénomène des bullshit jobs et des reconversions peut-il s’étendre au-delà des centres villes de quelques métropoles françaises ?

L’enquête se concentre en effet sur des grandes agglomérations pour plusieurs raisons. Paris, pour son rôle d’entraînement de certaines modes, que je compare d’ailleurs beaucoup à d’autres villes-monde comme New York ou Londres, qui connaissent des phénomènes tout à fait similaires. Et aussi parce que c’est dans ces villes que se regroupe une clientèle qui, de manière assez cocasse, ressemble beaucoup à celle des néo-entrepreneurs de proximité et est avide d’une nouvelle consommation qui véhicule du sens, des symboles, de la nostalgie.

Mais la diffusion de ce phénomène ne fait pas de doute si on part de l’hypothèse à mon avis crédible qu’un grand nombre de modes et de mouvements de fond sont initiés par la population décrite dans le livre : des diplômés du supérieur dont les valeurs les portent à critiquer le matérialisme et à rechercher des alternatives au système actuel, qui ne convient plus à personne, qu’on habite au centre d’une grande ville ou à la périphérie d’une petite commune. Or ce sont ces populations de diplômés qui se retrouvent à la tête de tous les mouvements sociaux et de toutes les tendances de consommation, de l’écologie au yoga et de l’entrepreneuriat numérique aux fablabs de makers.

Regardez la plupart des modes alimentaires, des nouveaux concepts commerciaux ou de l’économie des start-ups. Au départ, tout le monde prend à la légère quelques pionniers. Aujourd’hui, chaque commune veut son magasin bio, son fablab et son espace de coworking. Il en sera peut-être de même de la nouvelle économie de proximité, vivifiée et renouvelée par le regard décalé des « premiers de la classe ».

Aujourd’hui, chaque commune veut son magasin bio, son fablab et son espace de coworking. Il en sera peut-être de même de la nouvelle économie de proximité, vivifiée et renouvelée par le regard décalé des « premiers de la classe ».

Pour parler non plus de la diffusion territoriale mais de la diffusion du modèle de la marge au mainstream, et de l’élite au marché massifié, on observe que certaines petites marques qui valorisent les parcours atypiques de leurs fondateurs remportent un grand succès auprès des consommateurs en quête d’authenticité. Donc ce qui passe encore pour la pointe avancée d’un commerce d’esthètes urbains ne le sera pas éternellement, et pourrait bien déferler sur le territoire et jusque dans les galeries des centres commerciaux…

Les reconversions post bullshit jobs ont-t-elles vocation à changer davantage notre société que le mouvement du « retour à la terre » dans les années 1960-1970 ?

Oui, c’est pour ça que j’ai expliqué pour rire qu’il s’agissait d’un « retour à la terre à l’envers ». Pour des raisons qui tiennent aux transformations du territoire, le village n’a pas un profil commercial qui fait rêver, et le centre-ville a au contraire acquis un cachet quasi-villageois qu’il n’avait pas à l’époque des retours à la terre. Plus fondamentalement, ce que de nombreux observateurs de la nouvelle vague de par le monde ont noté, c’est que les jeunes générations n’ont plus le même enthousiasme pour s’engager dans des projets de transformation politique et collective du monde. Au contraire, chacun cherche à améliorer son sort et celui de ses proches, mais selon une démarche plus individuelle, qui part de ses désirs, de ses envies, de sa propre recherche d' »authenticité« …

Bullshit jobs : plus fondamentalement, ce que de nombreux observateurs de la nouvelle vague de par le monde ont noté, c’est que les jeunes générations n’ont plus le même enthousiasme pour s’engager dans des projets de transformation politique et collective du monde.

Une des motivations très puissantes des nouveaux sédentaires est leur désir d’exprimer leur identité dans leur produit ou leur service, qui devient alors comme une extension d’eux-mêmes. Ils sont dans une démarche de développement personnel. L’autre caractéristique de ces révoltés, c’est qu’ils sont moins radicalement anticapitalistes que leurs aînés, et qu’ils cherchent plutôt à contrebalancer les excès actuels. Les changements qu’ils apportent seront profonds, mais pas nécessairement radicaux.

 

Bullshit Jobs

De quel œil ces reconversion sont-elles vues par les petits commerçants traditionnels – ceux qui n’ont que leur CAP en poche ?

D’une certaine manière, ces deux mondes ne sont pas en concurrence frontale. Ils ne s’implantent pas aux mêmes endroits, ni ne séduisent la même clientèle. En revanche, quand les néo-sédentaires cherchent des employés, ils ne trouvent parfois pas leur compte chez les vendeurs formés selon le parcours classique. Ironiquement, ils peuvent reprocher à ces profils de n’être pas suffisamment désintéressés, or ce détachement est quelque chose que tout le monde ne peut pas s’offrir… Il y aura donc peut-être un problème de cohabitation à l’avenir, mais ça n’est pas certain : les représentants de l’artisanat sont conscients que les métiers doivent évoluer, ils évoquent la montée en gamme, la cross-fertilisation, etc.

Il y aura donc peut-être un problème de cohabitation à l’avenir, mais ça n’est pas certain : les représentants de l’artisanat sont conscients que les métiers doivent évoluer.

L’arrivée de diplômés qui ont eu pour certains des métiers prestigieux est accueillie dans l’artisanat comme une bénédiction. Rappelons que c’est un secteur qui a du mal à recruter et qui communique quasiment en permanence sur l’attractivité de ses filières… Ce renouvellement ne peut que le valoriser.

Ces reconversions sont-elles durables, ou  ces ex-cadres retournent vers leur grandes tours en verre et leurs bullshit jobs au bout de quelques années ?

Plutôt qu’un retour à la situation initiale, j’ai l’impression que beaucoup peuvent se trouver dans une situation hybride : soit avec plusieurs activités, dont l’une alimentaire, classique, et l’autre de passion testée par le biais du statut d’autoentrepreneur par exemple, soit en raison d’une cohabitation dans un couple entre un « nomade» , qui travaille dans le secteur marchand concurrentiel, et un « sédentaire », qui a fait le choix d’un nouvel univers professionnel, tout en gardant un pied dans l’ancien.

Propos recueillis par Johann Visentini

Pour aller plus loin : La Révolte des Premiers de la Classe & No Fake