L’invention du vélo

Qui a inventé le vélo ?

Mannheim, 1817

Sur les berges du Rhin, quelques pêcheurs profitent de la saison des aloses, parties quelques semaines plus tôt de la mer du nord pour frayer dans les eaux fraîches du grand-duché de Bade. Chevauchant une étrange structure de bois dotée de roues, un homme court. Les pêcheurs observent l’énergumène avec circonspection, les grincements de son attelage viennent troubler la quiétude de ce jeudi ensoleillé. L’homme vient de la ville, il est vêtu d’une longue culotte or et grenat, d’un gilet à queue-de-pie ajusté, c’est un bourgeois. Haletant sous l’effort, il ne profite pas du calme offert par ce bras mort du fleuve pour récupérer son souffle. Il disparaît un peu plus loin dans le paysage, à califourchon sur la selle capitonnée de sa monture mécanique, agitant ses deux jambes pour tenter de maintenir sa vitesse. Il épouse la géométrie des méandres à l’aide de son timon conducteur, tantôt à gauche, tantôt à droite, faisant corps avec sa machine de vingt-trois kilogrammes. Il s’est élancé une heure plus tôt de Mannheim et a parcouru, à la seule force de ses jambes, les 14 kilomètres le séparant de la bourgade de Schwetzingen. Il en est convaincu, il tient l’invention qui fera son succès.

Il est le premier à avoir mis en pratique l’idée d’aligner deux roues sur un châssis et de se servir de l’inertie offerte par le battement de ses pieds sur le sol. Il vient d’inventer le vélocipède.

Trois millénaires se sont pourtant écoulés depuis l’invention de la roue. D’abord reliées par paire à un essieu, elles filent à travers les paysages de l’Antiquité. Le besoin de déplacer les hommes et les marchandises les font s’appairer par quatre, gagnant en stabilité ce qu’elles perdent en vitesse. Ces roues, la plupart du temps en bois, sont solidement ancrées au sol. Elles soutiennent les châssis des chars, des charrettes et des tombereaux qui supportent les lourdes charges des convois.

invention de la draisine
histoire vélo draisienne

La traction est animale, parfois humaine. L’âne, le cheval, le bœuf sont les compagnons incontournables des hommes dans leurs migrations. Ils frappent du sabot sur les pistes sablonneuses de Mésopotamie, les pavés des voies romaines, les sentiers boueux des forêts boréales. La charronnerie se perfectionne. Elle est peu à peu élevée au rang d’art, trouve ses maîtres et se structure en corporationssoudées, aussi respectées que craintes. Jusqu’à la fin de cette civilisation de l’attelage, chaque village français dispose d’un ou plusieurs charrons qui, d’artisans des roues et des véhicules, deviennent les scientifiques et les inventeurs de l’Europe rurale. Pour tout le reste, ce sont les pieds, ceux des chevaux des mulets et des hommes qui soutiennent les insatiables conquêtes d’espaces symboliques et géographiques.

La légende qui fait de Léonard de Vinci l’inventeur du vélo est erronée. La découverte d’un schéma représentant une machine de bois aux roues alignées, à l’issue de la restauration des carnets du génie florentin, le Codex Atlanticus, est une manipulation grossière dont on ignore toujours l’origine. L’auteur de la Joconde n’est donc pas le père caché du vélocipède. Jusqu’au début du XIXe siècle, aucun artisan ni inventeur de génie n’a eu l’idée de s’inspirer de l’instabilité fondamentale de la marche pour imaginer un objet roulant. Il faut attendre pour cela les révolutions sociales, culturelles et économiques du Siècle des lumières qui offrent un terrain fertile à l’émergence de nouvelles inventions. Les innovateurs jouissent d’une liberté croissante et ne se heurtent plus qu’aux frontières de leur imagination. La fin du XVIIIe siècle voit ainsi apparaître des technologies qui transformeront le monde à jamais. La machine à vapeur de James Watt (1776) permet de convertir la combustion du bois et du charbon en action mécanique et obtenir ainsi une énergie fiable, régulière et bon marché. Les usines aux cheminées fumantes en auront besoin pour produire les marchandises en série. C’est le début de la révolution industrielle, en Angleterre, puis bientôt partout en Europe. En moins de vingt ans cette nouvelle génération d’inventeurs, de plus en plus indépendants des cours royales, innove sans relâche. Ils inventent la pile électrique, le chemin de fer, le moteur à combustion interne, autant de progrès techniques qui marqueront l’histoire.

Alors que Stendhal publie ses récits exaltés de voyages en Italie et Schubert compose le fameux air de La Truite, notre homme court le long des berges du Rhin. Mannheim, Schwetzingen, une heure, 14 kilomètres. C’est décidé, après l’échec de son périscope, de son sous-marin et de sa Fahrmaschine, une sorte de chariot à quatre roues propulsée par les pieds, Karl Friedrich Drais von Sauerbronn, jeune baron de 33 ans, fils d’un éminent juge et filleul du grand-duc Charles Ier, deviendra riche grâce à sa dernière invention, la Laufmaschine. Las, la propriété intellectuelle est toujours un privilège impérial dans la jeune confédération germanique et Vienne lui refuse sa demande de brevet.

Cette Laufmaschine, qui ressemble plus ou moins à une trottinette, sera allègrement copiée par des charrons sans scrupule, de Milan à Berlin, contribuant moins à la fortune de Drais qu’à la diffusion et à l’adoption de la Laufmaschine par la bourgeoisie européenne.

Le baron se doutait-il que sa machine à courir, enrichie d’une série incalculable d’innovations techniques, allait connaître un succès foudroyant, entraînant des générations d’aventuriers à l’assaut du monde ?

vélocipède invention
pierre Michaud vélocipède

En attendant c’est à Paris, poumon économique et culturel de l’Europe, qu’il tente sa chance et dévoile sa machine, dont le nom convoque déjà un imaginaire de vitesse et d’autonomie. Du latin velox, rapide, léger et pes, pied, le vélocipède évoque une bipédie augmentée. Velox est étymologiquement lié au verbe latin volo, voler, s’envoler. Le vélo est rapide, il glisse, il est la dernière invention qui rapproche l’homme de son rêve de toujours, voler. Drais, conforté par l’enthousiasme que suscite son invention, développe une brochure détaillant l’utilisation du vélocipède et une série d’accessoires pour le customiser, lampes, parapluie, parasol, voile pour profiter de la force du vent. Il souhaite aussi organiser une démonstration publique dans le jardin du Luxembourg. Le 5 avril 1818, Jean Garcin, représentant de Drais à Paris inaugure la première course de vélocipèdes. Elle réunit 3 500 personnes avides de nouveauté. Hélas, l’événement tourne mal. Drais n’ayant pu se rendre à Paris c’est un pilote inexpérimenté qui enfourche le deux-roues. Le pauvre majordome n’ayant pas la grâce du baron, il peine à plusieurs reprises à se mettre en équilibre sur son attelage et suscite le scepticisme et les railleries de l’assemblée. Devant parcourir 300 toises en moins de 3 minutes, c’est-à-dire environ 600 mètres, il se fait doubler par des enfants qui courent sans aucune peine à ses côtés. Le Journal de Paris, daté du lendemain, crie au charlatanisme : « Paris est la terre classique des mystifications ; les Parisiens, presque toujours trompés dans ce qu’on leur promet, ne se lassent jamais de l’être : c’est un assaut continuel entre la crédulité et l’impudence. Cette machine ne saurait être d’une utilité réelle […]. Le vélocipède est bon tout au plus à faire jouer les enfants dans un jardin ». Pire, « Un écrou s’étant détaché, il n’a plus été possible de faire courir la machine, qui n’est autre chose qu’un bâton à roue sur lequel un écuyer est monté sans cesser d’avoir les pieds par terre ; car c’est en marchant très vite qu’on fait rouler son dada ».

Drais, humilié, repart à ses études. Sans relâche il travaille à améliorer l’ergonomie et la fiabilité de son bâton à roue. Il s’accroche à son idée et finit même par récolter les lauriers de la gloire. Les Parisiens ont trouvé un nom pour sa nouvelle machine, ce sera la « Draisienne ».

Cet extrait est tiré de Prendre la route, une histoire du voyage à vélo, d’Alexandre Schiratti.