lutter alcoolisme

La place majeure de l’alcool en France

Comment reprendre sa vie en main et éviter l’autoroute menant des paradis artificiels à l’enfer sur Terre ? C’est la question à laquelle répond le psychiatre Jean-Victor Blanc dans Addicts, Comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer.

We are (not) the champions

La France fut longtemps le premier pays consommateur d’alcool au monde. C’est aujourd’hui chose révolue. Avec 11,6 litres d’alcool pur par an et par habitant, nous sommes bons quatrièmes, derrière la Lettonie (12,6 l/an/hab), l’Autriche (12,2 l/an/hab) et la République tchèque (11,8 l/an/hab). L’image d’Épinal du Français porté sur la bouteille, incarnée historiquement par des artistes comme Toulouse-Lautrec ou des poètes comme Charles Baudelaire, est-elle devenue obsolète ?

Pas tout à fait. Comme beaucoup des clichés de la série Emily In Paris, celui de la midinette américaine effrayée par la descente des Français a sa part de véracité. Beaucoup se sont offusqués de la dimension caricaturale de la série, allant de la maîtrise limitée de la langue des Spice Girls à l’absence récurrente d’ascenseur dans les immeubles parisiens. Pourtant, les déjeuners de travail bien arrosés des collègues d’Emily Cooper (Lily Collins) ne sont pas que le fruit de l’imagination débridée d’un showrunner californien. Ils soulignent la place majeure de l’alcool en France.

Nous buvons encore environ deux fois plus que les Grecs, ouzo et raki compris, et trois fois plus que les Mexicains, inventeurs de la tequila. Au-delà de la quantité, c’est notre culture entière qui flotte dans l’alcool comme un glaçon dans un spritz.

Vins et champagnes tiennent une place de choix parmi les symboles de la vie à la française, aux côtés de la baguette, des grèves et de la Tour Eiffel. Pour essayer de comprendre ce statut, un retour sur l’histoire de l’encadrement législatif de l’alcool s’impose. Nous pouvons l’illustrer par une rétrospective des succès musicaux de l’époque, soulignant au passage les rapports compliqués des héros de la variété française avec la bouteille.

 

Cigarettes, Whisky Et P’tites Pépées

Back in 1961. Alors qu’une Édith Piaf crépusculaire et marquée par les abus entonne Non, je ne regrette rien à l’Olympia, les Français consomment 26 litres d’alcool par an et par habitant, ce qui les place en pole position mondiale des leveurs de coude. Un ensemble de mesures vont alors être mises en place afin de démentir ce triste record, aux conséquences sanitaires dramatiques.

En 1965, Johnny Hallyday donne de la voix sur les portes du Pénitencier, et la législation française sur les éthylotests permet un contrôle effectif de l’alcoolémie au volant. Le nombre d’accidents de la route diminue alors, tout comme l’alcoolémie tolérée pour conduire – jusqu’à atteindre 0,5 g/l aujourd’hui.

En 1981, Alain Bashung explose avec son Vertige de l’amour, mais dans les lycées, c’en est fini de l’ivresse sur la table de la cantine. Une circulaire interdit le service de boissons alcoolisées dans les restaurants scolaires, « même coupée avec de l’eau ». Elle prolonge celle de 1956 interdisant l’alcool, alors considéré comme un fortifiant, aux moins de 14 ans. Cette tradition venait de loin. En 1866, Louis Pasteur publiait ses « Études sur le vin » avec cette fameuse remarque : « Le vin peut être à bon droit considéré comme la plus saine, la plus hygiénique des boissons ». À l’époque correspondant à l’Âge de Glace de la prévention, l’eau potable était une denrée rare. Les propos de l’inventeur du vaccin contre la rage sont donc à replacer dans leur contexte historique. Sans quoi la consternation serait aussi unanime que lorsque Jessica Simpson demandait, dans Newlyweds, si « le thon, c’est du poulet ou du poisson ? ». Mais dans ce dernier cas, on peut peut-être plaider pour un droit à l’oubli. Pour information, l’autrice des reprises de Take My Breath Away et These Boots Are Made for Walkin’ a publié un best-seller dans lequel elle raconte son combat contre l’alcool et comment elle est aujourd’hui parvenue à une sobriété durable.

En 1990, Serge Gainsbourg signe sa dernière œuvre avec l’album Variations sur le même t’aime de Vanessa Paradis. La Loi Évin encadre alors la publicité des boissons alcoolisées. Gainsbarre dérive depuis plusieurs années dans les vapeurs de l’alcool et est un bon client des plateaux de télévision où il assure le show avec ses provocations. Les propos outrageux qu’il tient à Whitney Houston, « I want to fuck her », en direct chez Michel Drucker, restent un exemple éloquent de myopie alcoolique. Pour la superstar américaine, le diagnostic est immédiat (« He must be drunk »), et elle repousse avec dégoût ses avances avinées. Un exemple navrant de la « séduction à la française » flirtant avec l’agression sexuelle et qui n’est pas si éloigné de ce que dépeint Emily in Paris trente ans plus tard. La loi Évin, elle, limite toujours la manière dont les alcooliers peuvent promouvoir leurs produits, notamment envers les plus jeunes. Un enjeu crucial puisque le risque de dépendance à l’alcool diminue de 10 % chaque fois que la première consommation est repoussée d’une année, ceci quel que soit le contexte de cette consommation.

La French Touch

 Cette succession de lois explique la diminution progressive de la consommation quotidienne d’alcool en France. Mais elle n’a pas éradiqué pour autant la (grande) place que ce dernier occupe encore aujourd’hui, et qui tient en partie à la dimension culturelle du vin, partie intégrante du patrimoine français. Les produits les plus consommés sont, sans surprise, les vins et champagnes, suivis par les bières et enfin les spiritueux ou alcools « forts ».

Aujourd’hui, un Français sur dix boit de l’alcool tous les jours, et 26 % chez les 65-75. Derrière ces statistiques se dessine un clivage générationnel autour du mode de consommation. Boire de l’alcool au déjeuner est une habitude devenue incongrue pour la génération Z (née après 1995). En dessous de 35 ans, moins de 5 % des Français boivent quotidiennement. Avec des conséquences inattendues.

La politique de rupture mise en place par La République en Marche revendique ainsi au moins un fait d’armes incontestable : la désaffection de ses députés pour les boissons alcoolisées à la buvette de l’Assemblée nationale. À la suite du rajeunissement de l’hémicycle découlant de l’élection législative de 2017, le chiffre d’affaires du limonadier de la Chambre basse a dégringolé. Du point de vue sanitaire, cette évolution est positive, même s’il serait inexact de dresser le portrait d’une génération désalcoolisée.

À la recherche de l’ivresse

La consommation d’alcool épisodique mais massive, en général festive, concerne 16 % des Français, et presque un tiers des 14-25 ans s’y adonne à un rythme mensuel. En médecine, elle porte le nom d’« alcoolisation ponctuelle importante ». Familièrement parlant, à la désuète version francisée « biture express », on préférera l’originale « binge drinking ». Tous ces termes désignent l’absorption d’une grande quantité d’alcool (plus de quatre verres) sur une courte durée (deux heures), avec un objectif de défonce. Il ne s’agit donc pas de dégustations épicuriennes « wine and cheese » à la Real Housewives of Beverly Hills, mais plutôt de Capri Sun-Vodka avalés en vitesse, comme le chante JUL dans Je suis pas ton pote. Peu importe le flacon, en l’occurrence une poche de plastique, pourvu qu’il y ait l’ivresse.

Les conséquences du binge drinking ne sont pas les mêmes que celles de la consommation d’alcool chronique. L’alcool est une substance qui a la faculté de pénétrer quasiment tout le corps, entraînant des lésions ubiquitaires. La molécule responsable des effets récréatifs des boissons alcoolisées est l’éthanol. Celle-ci va être transformée en acétaldéhyde par le corps, faisant passer de la Nuit d’ivresse à Bonjour Tristesse. L’acétaldéhyde provoque le fameux stress oxydatif, particulièrement agressif pour la peau de Jane Fonda dans les publicités l’Oréal. Mais tout aussi mauvais pour le reste de l’humanité. Au niveau du système digestif, des radicaux libres vont être formés lors de l’absorption d’éthanol. Ces agents toxiques viennent perturber le microbiote, précieux équilibre de la flore intestinale. Ils vont également causer une inflammation des tissus adipeux (a.k.a la graisse corporelle) qui favorise l’apparition de tension artérielle, de diabète, l’élévation du taux cholestérol et l’accumulation de gras au niveau abdominal (a.k.a « la bedaine »). Le cœur, les muscles et les poumons sont également agressés par l’acétaldéhyde. Enfin, il s’agit d’une substance cancérogène, qui augmente notamment le risque de cancer du sein. Mais c’est au niveau du cerveau que l’ingestion intermittente de fortes doses d’alcool va faire le plus de dégâts.

 

Génération désenchantée

Bien entendu, il serait faux et hypocrite d’affirmer que tout binge drinking est pathologique. La plupart de ces occasions sont récréatives et resteront épisodiques. Mais il arrive que ce comportement devienne le marqueur d’une souffrance psychique réelle. Chez ceux qui pratiquent le binge drinking, les troubles dépressifs ou anxieux sont plus fréquents. Certains cherchent à oublier leur mal-être dans l’ivresse, comme Whitney Houston et ses copines galériennes dans Où sont les hommes ? Mais l’alcool a aussi un effet dépressogène, c’est-à-dire que sa consommation peut entraîner l’apparition d’une dépression. Les motivations liées au binge drinking sont diverses. Chez les adolescents, la recherche d’approbation sociale et la peur d’être exclu d’un groupe peuvent expliquer en partie l’adhésion à la pratique (soit les ravages du « il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres »). Dans d’autres cas, c’est une volonté d’anesthésier des émotions négatives qui va déclencher la consommation, notamment chez les tempéraments impulsifs. Dans Les Chroniques de Bridgerton, sirupeux succès de Netflix, le Duc de Hastings ne parvient pas à verbaliser sa détresse au cours des disputes à répétition avec sa dulcinée, Daphné Bridgerton. Il cherche alors à s’échapper dans les alcools forts et autres bières de tavernes, traversant ainsi ses moments douloureux sous l’emprise d’imposantes quantités d’alcool. Stratégie périlleuse sur le long terme, puisqu’elle provoque des lésions cérébrales. Pour preuve, des rats de laboratoires ayant été exposés au binge drinking au cours de leur croissance sont pourvus à l’âge adulte d’un cortex cérébral plus fin. S’il n’y a pas que la taille qui compte, ce petit cerveau néanmoins est associé à une pensée ralentie et à d’autres troubles cognitifs (voir le dessin animé Minus et Cortex).

Chez les humains adolescents en âge de tiktoker, l’effet toxique du stress oxydatif cérébral est encore plus sévère. En effet, notre cerveau achevant sa maturation vers la trentaine, il reste particulièrement vulnérable jusque-là. Les effets de l’acétaldéhyde au niveau de l’hippocampe, zone-clé du cerveau concernant la mémoire, vont causer des épisodes de blackout à la Very Bad Trip, mais aussi des difficultés d’apprentissage.

Parmi le tiers de la population adolescente et estudiantine qui pratique le binge drinking, beaucoup arrêteront lorsque le rite social ne sera plus. La fin des études marquera l’arrêt de ces bitures express, dans une ambiance nostalgique digne de la fin de l’Auberge Espagnole. Mais quand la fête est finie, les conséquences du binge drinking ne s’envoleront pas pour autant comme la toque de fin d’études d’Elle Woods dans La Revanche d’une Blonde. La dépendance à l’alcool, l’anxiété sociale, les troubles du sommeil et les atteintes cérébrales chroniques sont plus fréquents à l’âge adulte chez les ex-binge drinkers. Toutes les études insistent sur le caractère dose-dépendant du phénomène : il est évident que les conséquences sur le cerveau d’un seul épisode de binge drinking le soir des résultats du bac n’ont rien à voir avec un « VSD » (Vendredi-Samedi-Dimanche) cinquante-deux fois par an. L’autre risque est celui de sortir de la fac avec une dépendance qui se sera installée au fil des soirées.

Pour cela, il est essentiel de réfléchir au contexte de cette consommation : recherche de convivialité ou défonce pour fuir les tourments de la vie ? Est ce un vrai plaisir ou est-ce pour faire comme tout le monde ? Certains signes peuvent alerter. En tant que personne concernée ou comme entourage, il est important de ne pas porter de jugement moral sur un fonctionnement qui s’apparente à un mode de survie. Au contraire, cette souffrance doit être entendue, accompagnée, voire soignée avant que l’alcool ne prenne trop de place dans une vie.

 

 

LES RED FLAGS

 

  • Avez-vous déjà ressenti une envie violente et irrésistible de boire de l’alcool dans un contexte qui ne s’y prêtait pas ?
  • Vous mettez-vous régulièrement en danger lorsque vous buvez de l’alcool en grande quantité ?
  • Avez-vous des difficultés à contrôler le nombre de verres que vous buvez ?
  • Vous est-il déjà arrivé de boire seul autant que si vous étiez en soirée, parce que vous vous sentiez mal ?
  • Un proche s’est-il déjà inquiété de votre consommation d’alcool en soirée ?

 

Cet article est tiré de Addicts, comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer, par le docteur Jean-Victor Blanc.