L’oeil désespéré par le regard

Par Markos Zafiropoulos

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160 pages

 

 

En bref

En s’appuyant sur la Bible, Freud et Lacan, Markos Zafiropoulos propose une interprétation nouvelle de La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch.
Il montre comment, face à l’épreuve de l’angoisse déclenchée par le regard aveugle d’une femme de pierre, le masochiste se défend en construisant l’écran d’un fétiche de lumière, où peut se projeter une série d’images fantasmatiques, propres à neutraliser la menace venant de l’Autre.
D’où l’insistance du regard, toujours cruel ou menacé dans l’œuvre de Masoch, et le rôle qu’y trouvent les arts plastiques, dont le paradigme est ici la «peinture de la halte».
D’où aussi le rejet par Masoch du «legs de Caïn», et son refus de s’inscrire dans cette longue lignée de meurtriers inconscients que forme – selon Freud – l’humanité toute entière et qui selon l’auteur trouve sa genèse dans le geste de Caïn devenu fratricide pour le regard du Père.

Cet ouvrage est une étude où la clinique du cas et de la culture est aussi à lire comme une leçon sur le fantasme.

Psychanalyste, sociologue et directeur de recherche au CNRS, Markos Zafiropoulos enseigne à l’Ecole doctorale  » Recherche en psychanalyse  » de l’université de Paris VII. Son dernier ouvrage, Lacan et Lévi-Strauss ou Le retour à Freud, PUF, 2003, a été traduit en plusieurs langues.

Presse

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Sommaire

Introduction

I. Le legs de Caïn

  • Le regard de Dieu : mobile du fratricide
  • Le choix pour le criminel
  • Généalogie du mauvais regard : le parricide
  • Le meurtre du père
  • Passe et impasse des fils
  • Clinique du cas

II. La logique fantasmatique de Masoch

  • Le fantasme masochiste
  • La déesse aux yeux morts
  • La trahison annoncée
  • La peinture du déni

III. Masoch, Freud, et Lacan

  • Être aveuglé
  • Le fétiche
  • Le regard fétichisé
  • Lacan

IV. Le joyau de la mère et l’angoisse de Dieu

Conclusion

Extrait

Introduction

L’analyse du fonctionnement social convoque le plus souvent, au principe de ses développements, une éthique de l’homme réglée par le registre de l’intérêt.

Or s’il y a au moins une zone de ce fonctionnement qui résiste aux mises en forme de l’utilitarisme, c’est bien le point où l’homme se fait à lui-même son propre bourreau. On entre là de plain-pied dans le registre de l’au-delà de la règle sociale, où se tient toute une part de l’apport de la psychanalyse à l’analyse du collectif.

Que notre contribution à une clinique du regard prenne son départ de la posture masochiste ne devrait pas trop surprendre, puisque s’il entretient une relation spécifique à l’au-delà de la norme sociale (rendant du même coup lisible cet au-delà), le masochiste entretient – comme nous l’avons déjà montré 1 – une relation tout aussi particulière à l’objet regard.

Mais cette relation condamne-t-elle la posture masochiste à se révéler trop singulière et d’une exploration peu heuristique ou, au contraire, peut-on ici faire jouer les traits spécifiques de la structure masochiste comme une véritable « ombre portée » rendant tout à fait lisible ce qui du regard (habituellement) reste littéralement aveuglant et donc cliniquement obscur ? Masoch peut-il nous conduire – et par quelles voies – à l’universel de la clinique ?

Et d’abord : qu’est-ce que le masochisme ?

C’est en 1890 qu’un professeur de psychiatrie de l’université de Vienne, Richard von Krafft-Ebing, écrit dans ses Nouvelles recherches dans le domaine de la psychopathologie sexuelle :

Ces perversions de la vie sexuelle peuvent êtres appelés masochisme, car le célèbre romancier Sacher-Masoch dans de nombreux romans et surtout dans son célèbre La Vénus à la fourrure, a fait de ce type spécial de perversion sexuelle, le thème favori de ses écrits 2.

Plus rien ne sera donc comme avant : Sacher-Masoch a mis en forme littéraire un type spécial de perversion sexuelle dont on relèvera le caractère proprement subversif, puisque le sujet s’y présente comme totalement offert à la jouissance d’un Autre, alors que la norme sociale voudrait – du point de vue de l’utilitarisme – que le sujet ne cherche rien d’autre que son profit ou sa propre jouissance.

Ce qui est intéressant, avec le masochiste, c’est donc que d’emblée il nous amène, par l’étrange voie sexuelle qu’il emprunte, au rendez-vous de la subversion du Savoir ordinaire sur le social, et peut être plus directement au rendez-vous de la subversion sociale même.

Masoch ne joue pas le jeu et, du même coup, il rend lisible l’espèce de connivence liant le fonctionnement social à la volonté qui cherche à se satisfaire dans et par l’utilisation de l’autre. C’est un fait : le masochisme ne va pas (ou pas immédiatement) avec la recherche de la plus-value extraite du corps de l’autre. En exhibant la jouissance de l’objet qu’il incarne ou semble incarner Masoch disjoint l’organisation sociale de l’érotique dominante qui la cause. En la disjoignant, il la prive de son caractère naturel et, dès lors, l’offre à la lecture voire à la critique.

Masoch, critique de l’ordre social ? 

Son biographe le présente joliment comme une sorte de réformateur tolstoïen 3. Mais rappelons simplement ici que l’éthique de Léopold von Sacher-Masoch s’enracine dans cette conjoncture sociale où son sens de l’honneur et plus généralement sa culture d’aristocrate – participant de la société monarchique des Habsbourg – se heurte en particulier à la montée des valeurs de la bourgeoisie en ascension sociale, au premier rang de quoi le culte de l’argent, voire celui de l’usure contre lequel l’écrivain s’est élevé avec une grande hostilité.

Par ailleurs Sacher-Masoch – passionné d’histoire au point de soutenir que l’analyse de ses personnages ne vaut que si elle les rapporte aux conditions sociales dans lesquelles ils ont vécu –, fut anticlérical, libre-penseur, défenseur des minorités slaves opprimées par l’empire autrichien, sémitophile, adepte de la culture populaire et naturellement tout acquit à l’émancipation, voire au pouvoir des femmes plutôt cruelles, dont il attendait une libération.

Au total, Masoch exprime donc un rejet de l’organisation sociale dominante de son temps, de son mode de normativation social et de ses idéaux. L’émergence du masochisme comme paradigme subjectif socialement homologué pourrait donc trouver là quelques-unes de ses coordonnées sociales conjoncturelles. Mais ceci rend-il compte du succès du masochisme comme théorie ?

Non, car, au-delà même de sa reconnaissance par (et dans) le discours psychopathologique 4, la mise en forme littéraire de la sensualité de Masoch a connu un succès tel 5 qu’il faut bien supposer qu’elle emporte avec elle cette part d’adhérence subjective des masses nécessaire à toute consécration inscrite dans la longue durée.

Bref on pourrait dire que l’éthique masochiste, bien que spécifique, vaut (aussi) pour tous, quoique l’on puisse dater historiquement ce que nous appellerons « le moment masochiste », doté de coordonnées subjectives (celles de Léopold von Sacher-Masoch) et de coordonnées sociales (les bouleversements de la seconde partie du xixe siècle en Europe continentale).

Reste à dégager ce qui est suffisamment universel dans l’œuvre de Masoch pour assurer son succès et déchiffrer ce qui, dans le miroir qu’il tend au lecteur, fait effet de vérité au point que notre langue l’ait – lui, Masoch – communément adopté.

Dans cette étude, nous nous engagerons dans une clinique du regard en dressant d’abord l’inventaire de ce qui constitue – pour tous – Le Legs de Caïn, convoqué par Masoch comme figure emblématique essentielle de son œuvre 6. Élevant ce syntagme ou ce détail littéraire à la dignité d’une véritable indication clinique, nous irons donc d’emblée au récit biblique (de la genèse même du fils) pour dégager – du point de vue de la recherche freudienne – ce qui forme les attendus mythologiques et structuraux constituant les ressorts du drame, nouant de manière paradigmatique le destin du sujet (le fils) à l’Autre du regard (le Père).

Ayant en première partie ressaisi ce qui cause le geste fratricide dans la genèse du troupeau des fils (ou encore Le Legs de Caïn, reconvoqué par Masoch), nous renverserons ensuite notre logique de recherche pour faire porter tout le poids de l’analyse sur le traumatisme de l’œil, lequel structure toute la posture masochiste et la constitue comme le panthéon du « désespoir de l’œil », dès lors à loger au centre de tout dossier concernant la clinique du regard […]