Le Monde Roman

Par Jérôme Baschet, Jean-Claude Bonne, Pierre-Olivier Dittmar

Broché (27 €)

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Ebook (15,00)

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322 pages

En bref

Comment comprendre la multiplication des images sur les chapiteaux des églises romanes ? Quelles relations ces images entretiennent-elles avec l’espace rituel ? Les nombreuses formes animales et végétales ne seraient-elles que pur décor ? Cet ouvrage prend en compte l’intégralité des chapiteaux de quatre églises d’Auvergne, non seulement ceux qui représentent l’Apocalypse ou la vie du Christ et des saints locaux, mais aussi l’envahissante ornementation végétale, les figures animales et les étranges hybrides, dont la présence n’avait jusqu’ici pas été prise au sérieux.

Grâce à une cartographie originale des relations entre les chapiteaux, c’est une analyse iconographique profondément renouvelée qui est proposée ici au lecteur. Ainsi, en rendant au monde roman l’extraordinaire complexité qui le travaille  – au-delà du Bien et du Mal –, on restitue au lieu sacré toute sa force et son efficacité.

Jérôme Baschet, Jean-Claude Bonne et Pierre-Olivier Dittmar, enseignants et chercheurs au sein du Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, fondé par Jacques Le Goff à l’EHESS, ont croisé leurs approches pour aborder d’une manière inédite le monde roman. Ils ont publié ou contribué à l’écriture de divers ouvrages de référence, dont : La Civilisation féodale (Flammarion) ; L’Iconographie médiévale (Gallimard) ; L’Art roman de face et de profil (Sycomore) ; Le Sacre royal à l’époque de saint Louis (Gallimard) ; Image et transgression au Moyen Age (PUF).

Presse

France Culture

Les auteurs, spécialistes d’anthropologie historique de l’Occident médiéval, ont étudié dans le détail l’intégralité des chapiteaux de quelques églises romanes d’Auvergne, photographies à l’appui de leurs savants commentaires. Ils ont regroupé les figures en trois catégories qui se croisent s’entremêlent constamment : l’envahissante ornementation végétale, les représentations animales qui cohabitent avec les humains, parfois identifiables comme personnages bibliques, et les étranges formations hybrides dont parle saint Bernard.

 

L’Histoire

Trois grands spécialistes du Moyen Age, Jérôme Baschet, Jean-Claude Bonne et Pierre-Olivier Dittmar, se sont mis en tête de percer leurs secrets, soulignant d’abord l’ambivalence constitutive du monde créé dans le mythe chrétien, qui porte des marques de la Chute comme de la perfection que Dieu a voulu imprimer à son oeuvre. L’homme oscille lui-même entre bien et mal. Or cette incertitude est au coeur de l’ambiguïté des représentations de la sculpture romane.

Sommaire

En attente

Extrait

Préambule

Ce travail est né d’une fascination et de plusieurs questions. Fascination pour le foisonnement, sur les chapiteaux des églises romanes d’Auvergne, de figures énigmatiques qui ne semblent guère répondre à des thématiques chrétiennes ; fascination plus forte encore pour celles de l’abbatiale de Mozat où elles sont dotées d’une plastique sereine et harmonieuse qui ne laisse pas de déconcerter.

Quant aux questions, on peut les résumer ainsi : comment comprendre l’importance singulière des chapiteaux comme supports d’images à l’époque romane ? Comment rendre compte de leur distribution au sein de l’édifice ecclésial ? De quelles manières prennent-ils possession du lieu rituel et de quelles ressources jouent-ils pour animer l’édifice de pierre ?

Iconographie totale ou économie générale du décor ecclésial ?

C’est sous le nom quelque peu provoquant d’iconographie totale que nous aurions pu placer notre démarche.

Nous entendons ainsi signifier que, pour répondre aux questions que nous posons, il ne suffit pas de prendre en considération toutes les dimensions du décor les unes à côté des autres, encore faut-il se demander comment elles s’articulent, quelque soit leur hétérogénéité. Cette approche est d’autant plus nécessaire que l’histoire de l’art a longtemps usé de catégories empêchant de considérer le décor sculpté d’un édifice comme un tout susceptible de se prêter à une analyse systématique. La disjonction – entièrement à récuser de notre point de vue – entre ce qui relèverait, d’un côté, de l’iconographique et, de l’autre, du décoratif a conduit à concentrer l’attention sur les chapiteaux historiés et à négliger les motifs animaliers, rebelles aux lectures iconographiques classiques, et plus encore les chapiteaux végétaux, pure- ment et simplement écartés ou du moins enfermés dans une approche essentiellement stylistique ou classificatrice mais non fonctionnelle. Il est temps au contraire de prendre d’un seul tenant – ce qui ne veut pas dire sous un seul angle de vue – le seul corpus sur lequel il soit pertinent de faire porter l’analyse, à savoir la totalité des chapiteaux d’un édifice donné (sans négliger leur articulation avec l’architecture, ni les interactions avec d’autres composantes du décor, comme les peintures murales, malheureusement entièrement perdues, dans le cas des édifices retenus ici). L’expression iconographie totale paraîtra acceptable si l’on prend soin de rappeler qu’iconographie est à entendre dans un sens élargi – englobant la dimension ornementale des œuvres – et de préciser que « total », en son sens le plus trivial, ne fait rien de plus qu’exprimer le souhait de prendre en compte avec un égal sérieux toutes les composantes du décor sculpté. Mais nous aurions pu tout aussi bien (voire mieux) invoquer une économie générale du décor ecclésial, afin de signifier que les relations que nous entendons mettre au jour ne sont pas d’ordre purement visuel : elles engagent des forces complexes, généralement implicites, qui font l’enjeu pragmatique – rituel et hiérarchique mais aussi potentiellement conflictuel – des édifices considérés. En tout état de cause, il ne saurait s’agir de viser une exhaustivité purement accumulative, car c’est la mise en œuvre des principes qui régissent l’intelligence des rapports internes et, plus largement, la distribution des éléments au sein de chaque ensemble qui nous intéresse véritable- ment plutôt que l’épuisement de leurs significations.

Il s’agira donc, en tout premier lieu, de faire honneur aux déploiements de la végétalité et à la diversité des figures de l’animalité, trop rarement considérés d’une façon aussi compréhensive que le décor historié.

Que viennent faire en effet dans le lieu rituel, une si abondante efflorescence végétale et des figures de l’animalité si diverses, aux côtés de l’humain, des créatures spirituelles et du divin ? Aborder cette question suppose en outre de les associer, dans leurs différences constitutives comme dans leurs croisements et leurs hybridations, afin de tenter de comprendre ce qu’ils font ensemble et comment ils contribuent, à la fois conjointement et spécifiquement, à la constitution du décor sculpté. Il faudra aussi en passer par une recherche des catégories qui confèrent leur sens médiéval aux domaines du végétal et de l’animal, ainsi qu’à celles qui nous permettent d’analyser leur présence comme ornatus du bâtiment ecclésial. Il n’est pas indifférent d’observer qu’il n’existe pas au Moyen Âge de notion de « l’animal » au sens où nous l’entendons aujourd’hui (ni non plus de catégorie unifiée du « végétal »). Ce n’est donc exactement ni du végétal, ni de l’animal, au sens qu’un lecteur du XXIe siècle donne spontanément à ces termes, qu’il sera question ici et il faudra donc amorcer un travail de décentrement des catégories.

Le statut du monde créé : au-delà du Bien et du Mal ?

Traiter de la végétalité et de l’animalité, autant que de l’humain, renvoie à la question très générale du statut que l’époque romane confère au monde créé. On ne saurait trop insister sur le caractère fondamental de l’opposition Créateur/création, qui structure les conceptions médiévales du monde. C’est la raison pour laquelle, malgré la position dominante que la Genèse attribue à l’homme vis-à-vis des animaux et, dans une moindre mesure, des végétaux (et bien que ce texte fondateur ait pu jouer un rôle décisif pour préparer l’émergence de la conception prométhéenne de l’homme occidental), cette supériorité de l’homme sur les autres créatures demeure subordonnée à la dualité Créateur/création. Et c’est aussi la raison pour laquelle la notion de Nature, telle qu’elle émerge au Moyen Âge, ne saurait avoir le sens qui lui est donné de nos jours (aussi éviterons-nous de recourir au terme « nature », qu’il est fort difficile de ne pas associer aux présupposés modernes qui fondent cette notion).

Par ailleurs, il faudra faire place à une tension, dont nos images semblent tout particulièrement imprégnées, entre, d’une part, des conceptions qui séparent et hiérarchisent l’humain, l’animal et le végétal et, d’autre part, les marques innombrables de leur association, au sein d’une continuité qui les traverse. C’est pourquoi nous prêterons une attention particulière aux différentes formes d’hybridations que les chapiteaux permettent d’observer, notamment entre l’animal et le végétal (mais aussi entre ceux-ci et le minéral architecturé), ainsi qu’aux figures qui donnent forme aux forces vitales qui animent la création dans son entier.

On insistera également sur l’ambivalence constitutive du monde créé dans le mythe chrétien, et tout particulièrement dans les conceptions des siècles centraux du Moyen Âge, qui s’éloignent d’un dualisme vouant au mépris un univers matériel entièrement livré au mal : si la Chute a de lourdes conséquences pour l’ensemble de la création, celle-ci n’en continue pas moins de porter la marque de la perfection que le Créateur a voulu imprimer à son œuvre. Cela concerne d’abord l’homme dans le temps présent, marqué à la fois par les effets de la Chute et par les promesses de la Rédemption. Oscillant entre la tentation du péché, qui le menace de perdition, et les moyens de salut à travers lesquels l’Église l’invite à bénéficier de la Grâce divine, l’état de l’homme demeure incertain entre le Bien et le Mal.

Cette indétermination est du reste le propre d’un monde mêlé, dans lequel les justes et les impies ne sont pas encore clairement identifiables. En effet, c’est seulement lors du Jugement dernier que la distinction entre les deux moitiés de l’humanité fera l’objet d’une pleine révélation. Jusque-là, prédomine la permixtio des deux cités, selon un terme employé par Augustin et repris jusqu’au XIIe siècle au moins.

Ce mélange ambivalent du Bien et du Mal exprime avec force le statut du monde et particulièrement celui du pécheur dans le temps présent de l’Église : les vérités y restent voilées et les apparences trompeuses. Une telle ambivalence constitue l’une des raisons de l’ambiguïté des représentations auxquelles nous confronte la sculpture romane : on ne saurait décider si telle figure humaine est positive ou négative puisque son destin est ouvert et que l’édifice ecclésial entend précisément le prendre en charge.

Pourtant, la question ne concerne pas seulement l’homme en tant que pécheur, mais aussi son statut d’être vivant et celui du monde créé dans lequel il vit, dans la mesure où ils ne se laissent pas entièrement inscrire dans les catégories, théologiquement définies, du Bien et du Mal (sans nier pour autant l’importance écrasante de cette dualité). C’est pourquoi notre sous-titre invite à regarder aussi ce qui dans le monde roman se situe d’une certaine manière par-delà le Bien et le Mal. Certes le monde est, lui aussi, partiellement déchu ; mais il ne cesse pas pour autant de témoigner de l’harmonie que le Créateur a instillé dans son œuvre. Il contient du bon et du mauvais du point de vue d’un vivre qui ne relève pas d’une qualification morale. Il renferme une positivité qui échappe pour l’essentiel à la disjonction du salut et de la perdition.

Situé ainsi entre le Bien et le Mal et au-delà d’eux, le monde roman nous apparaît fréquemment avec une ambiguïté à laquelle il convient de prêter plus d’attention qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

Agencement des chapiteaux et analyse topo-iconographique

Mais revenons aux chapiteaux eux-mêmes. On ne saurait les considérer comme des objets isolés, car ils ont été conçus pour orner l’édifice ecclésial. Ils fonctionnent ensemble, dans leurs relations mutuelles et en interac- tion avec la structure propre du lieu rituel (lequel est à la fois unitaire, marqué par des divisions liturgiques et traversé par une dynamique que polarisent l’abside et l’autel majeur). Notre approche, qu’on pourrait aussi qualifier de topo-iconographique, repose sur la notion d’agencement qui désigne les rapports entre les chapiteaux mais aussi les rapports de leurs rapports avec la configuration architecturale et fonctionnelle du lieu rituel. Il s’agit d’échapper à la fausse alternative dans laquelle s’enferment souvent les approches précédentes : soit postuler l’existence d’un « programme » prédéfini – par les clercs – et en vertu duquel l’ensemble des images s’enchaînerait selon une logique unifiée, assimilable à celle du discours théologique ou pastoral ; soit, dès lors qu’un tel programme s’avère généralement introuvable, proclamer les chapiteaux voués à une disposition aléatoire ou découlant de contraintes purement techniques. En récusant à la fois l’idée d’un pur désordre et celle d’une cohérence unitaire trop rigidement définie (mais aussi la simple juxtaposition de zones ordonnées et de zones vouées à l’aléatoire), la notion d’agencement invite à analyser la distribution des chapiteaux en faisant apparaître, dans la mesure du possible, des effets de cohérence – souples et partiels) –, des modes de différenciation et d’opposition, des discontinuités et des ruptures (à comprendre dans l’ensemble où elles interviennent), des échos et des séquences, bref des réseaux de relations complexes, voulues ou induites, entre les images ainsi qu’entre celles-ci et la structure – architecturale, liturgique et symbolique – du lieu rituel.

Mais qu’est-ce exactement qu’un chapiteau ? On ne saurait, tout d’abord, le dissocier de la colonne, un élément architectural doté d’une forte valeur symbolique et dont l’abondance passait, aux yeux des clercs médiévaux, pour un des critères de la beauté d’un édifice. Quant au chapiteau, il est la partie la plus éminente de la colonne : selon Isidore de Séville, les chapiteaux sont ainsi nommés (capitella) parce qu’ils sont les têtes des colonnes (capita columnarum). Cette association avec la partie supérieure du corps, tenue pour la plus spirituelle, est un élément important de valorisation des chapiteaux, que les exégètes comparent aux « pensées des docteurs », voire à « l’esprit des évêques » ou aux « paroles de l’Écriture ».

Il n’est pas indifférent que le chapiteau puisse être considéré comme l’expression – pensante ou parlante – du corps-colonne. C’est donc aussi, d’une certaine manière, une voix, qui sait se faire prolixe lorsque se multiplient motifs végétaux, figures et scènes historiées. Si, par ailleurs, on ajoute que les chapiteaux sont fréquemment les réceptacles de reliques, disposées dans un but de protection et de sacralisation de l’édifice soit dans une cavité de la partie supérieure du chapiteau, soit entre la colonne et le chapiteau, on saisira peut-être mieux la très forte valorisation qui s’attache à ces lieux d’efflorescence de la colonne.

Au total, on considérera les chapiteaux comme des points d’image hyper-densifiés, des points de concentration de forces, grouillants de vie, formant des réseaux à la fois discontinus et prenant possession de la totalité de l’édifice.

Pour aborder l’ensemble des questions présentées ici, nous nous concentrerons sur cinq églises romanes d’Auvergne. Ce sont celles dont nous avons mené ailleurs l’étude exhaustive et on trouvera, en annexes, une brève présentation de chacune d’elles. Il est cependant nécessaire d’évoquer la vive querelle que suscite la datation de ces édifices (en l’absence de données textuelles ou archéo- logiques incontestables). Les tenants d’une datation basse échelonnent leur construction autour du milieu du XIIe siècle, tandis que les partisans d’une datation haute situent les plus anciennes vers 1080, sinon un peu plus tôt. Nous nous rallions à l’argumentation de Jean Wirth, qui s’inscrit dans une salutaire réflexion d’ensemble sur les procédures de datation et conduit à remonter dans le temps de nombreux édifices de premier plan.

Ce débat engage également la manière de concevoir la séquence des édifices auvergnats. Saint-Pierre de Mozat témoignant d’un art exceptionnellement épanoui, une sorte de préjugé de type évolutionniste a conduit nombre d’auteurs à y voir l’aboutissement d’une lente maturation de la sculpture auvergnate. Or, il y a tout lieu de penser, comme l’avait déjà avancé Zygmunt Zwiechowski, qu’il s’agit du plus ancien édifice de la série. Ce serait l’œuvre de référence par rapport à laquelle toutes les autres ont eu à prendre parti (plastiquement et intellectuellement). De fait, nous ne cesserons de commenter la manière dont les chapiteaux d’une église s’approprient en les retravaillant les inventions plastiques des édifices antérieurs et nous le ferons sur la base des hypothèses de datation qui nous semblent les plus cohérentes : Saint-Pierre de Mozat (achevé vers 1080) ; Saint-Nectaire et Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand, réalisées très peu de temps après, avec peut-être une légère antériorité de la première (entre 1080 et 1100) ; Saint-Marcellin de Chanteuges, où l’un des sculpteurs de Mozat a travaillé mais dont la construction a pu se prolonger jusqu’au début du xiie siècle, période dans laquelle il convient également de situer Notre-Dame d’Orcival.

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Il nous faudra donc traverser les différents registres du monde créé, depuis la végétalité (chapitre II) et l’animalité (chapitre III), sans négliger les formes de leur hybridation (chapitre IV), avant de pouvoir saisir comment l’humain et le divin s’articulent avec eux dans l’agencement d’ensemble du décor sculpté (chapitre V). Mais on devra commencer (chapitre I) par quelques remarques sur la constitution de l’église comme lieu rituel et les conceptions qui tendent à faire de sa sacralisation, opérée par le rite de la dédicace, une sorte de spiritualisation.

Il s’agit en somme de tenter d’articuler les conceptions du monde créé et les conceptions du lieu rituel, afin de mieux saisir pour quelles raisons, et comment, les hommes de l’âge roman avaient convoqué l’ensemble des formes et des forces de la création pour constituer le décor efficace et puissant de leurs églises.