occident et islamisme

Comment la société de masse a inventé le terrorisme

En termes de valeurs, l’idéologie islamiste s’oppose effectivement de façon frontale à l’idéologie occidentale car ces deux aires culturelles ont la même prétention, celle de détenir un message universel destiné à l’ensemble de l’Humanité

 

À l’occasion de la parution de L’Atelier occidental du terrorisme, Didier Musieldak, professeur en histoire contemporaine à l’université de Paris-Nanterre, était interviewé par le quotidien italien Il Corriere della sera. Morceaux choisis. Entre terrorisme, Gilets jaunes, et doctrine Mitterrand.

 

Terrorisme et société de masse

Pourquoi choisissez-vous de lier la naissance du terrorisme à l’essor d’une société de masse ? Vous refusez donc d’en faire un « invariant historique » ? Ce mode de violence politique serait, pour vous, intrinsèquement lié à l’époque moderne ?

C’est en effet avec la croissance du capitalisme et le passage à la société de masse, notamment depuis la seconde moitié du XIXsiècle, avec la seconde révolution industrielle, que le terrorisme moderne s’est développé en liaison avec l’essor du socialisme et du nationalisme. Le développement du phénomène renvoie au processus de décomposition des sociétés traditionnelles, à l’avènement des masses et à leur révolte, pour reprendre la célèbre formule de José Ortega y Gasset. Dès l’avant-guerre de 1914, le terrorisme moderne s’est doté de sa matrice : la structuration en réseau international, l’utilisation de bases arrière, le recours à une discipline militaire au sein de partis politiques, l’utilisation de la science et de la technologie à des fins criminelles, un attachement sans faille à une idéologie. C’est à partir de ces paramètres que le monde moderne va conduire à faire du simple civil un ennemi politique.

Vous expliquez également que les régimes totalitaires ont totalement intégré le terrorisme à leur mode de fonctionnement, parce qu’ils sont violents et parce qu’ils « sacralisent » la politique. Est-ce à dire que le terrorisme n’a pas d’identité propre en dehors de celle de ces régimes ?

Les états totalitaires, la Russie soviétique, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, ont incorporé au cœur du système le terrorisme. La nouveauté tient au fait que le processus de terreur est désormais unifié sur le même espace. Il n’est plus l’apanage de groupes en lutte. Cependant, tout comme avant la guerre de 1914, le terrorisme ne dispose pas d’une identité politique précise. C’est en fait l’idéologie érigée en religion de la politique qui légitime l’État à être le grand prescripteur des massacres. Le terrorisme apparait en ce sens comme le moyen privilégié pour faire triompher l’idéologie.

C’est en fait l’idéologie érigée en religion de la politique qui légitime l’État à être le grand prescripteur des massacres. Le terrorisme apparait en ce sens comme le moyen privilégié pour faire triompher l’idéologie.

Contre toute attente, la fin de la seconde Guerre mondiale et le passage à la Guerre froide ne vont pas réduire le recours au terrorisme mais le redimensionner sur le plan de l’idéologie entre le monde libéral et le communisme, deux universalismes opposés, le Wilsonisme et le léninisme… Le camp occidental, malgré ses rivalités, s’est retrouvé uni pour ne pas accorder aux pays en voie de décolonisation leur indépendance et leur refuser en même temps la possibilité de construire un État-nation sur les bases qui avaient assuré la prospérité de l’Occident. Le terrorisme revêtit de ce fait un caractère fondamentalement anti-impérialiste dominé par le recours à la guérilla urbaine.

Le camp occidental, malgré ses rivalités, s’est retrouvé uni pour ne pas accorder aux pays en voie de décolonisation leur indépendance et leur refuser en même temps la possibilité de construire un État-nation sur les bases qui avaient assuré la prospérité de l’Occident

Terrorisme islamique

Vous affirmez que le terrorisme islamiste a des liens avec la culture occidentale en ce sens qu’elle n’a pas su comprendre et soutenir les mouvements politiques modérés dans les pays arabes. Mais cela semble être davantage une erreur de jugement de sa part qu’un lien plus fort : sauf si l’on décide de penser que la culture occidentale est la mère de toutes catastrophes dans le monde…

Il est vrai que les Occidentaux n’ont pas compris sur le plan politique les aspirations des modérés des pays arabes. Mais quand j’évoque les rapports du terrorisme islamique avec l’Occident, je pense surtout aux éléments constitutifs qui ont permis à l’islamisme de devenir une idéologie politique sacralisée. C’est en raison de la colonisation et de la décolonisation que l’Occident a été accusé par les fondamentalistes d’avoir détruit l’Umma au profit d’un produit pernicieux de la culture européenne, le nationalisme. Comme un produit de la cuture européenne et dans le même temps un moyen de lutter contre l’impérialisme colonial. Les Islamistes ont renvoyé dos à dos les deux modèles de la culture occidentale, le monde libéral et le socialisme dans sa version marxiste, comme étant d’une essence matérialiste.

Les Islamistes ont renvoyé dos à dos les deux modèles de la culture occidentale, le monde libéral et le socialisme dans sa version marxiste, comme étant d’une essence matérialiste.

Mais il y a plus. Pour élaborer une nouvelle doctrine et a fortiori un nouvel État islamique, les révolutionnaires musulmans étaient démunis car rien n’était prévu dans le Coran sur le plan idéologique. Le concept de révolution appartenait à l’outillage idéologique de l’Occident. Pour les radicaux islamistes, toute la difficulté résidait dans le maniement de concepts fortement laïcisés impropres à être employés à la formation d’une théocratie. L’Iran joua dans ce domaine un rôle de précurseur. Khomeiny eut l’habileté d’extraire l’idée de l’État islamique et de révolution de la gangue de la science politique occidentale. Avec l’aide de plusieurs clercs familiers de la culture politique occidentale, il parvint à opérer la greffe de la culture révolutionnaire sur le vieux socle islamiste afin de le rénover. Le charme universel de l’idée de révolution véhiculée par la France, restaurée par la révolution bolchevique pouvait de la sorte être mis au service de la cause et de la propagation de la foi islamique

Quelles différences faites-vous entre usage de la violence et terrorisme ? Et, aujourd’hui, quelles sont selon vous les formes de terrorisme les plus dangereuses ?

La violence est étroitement liée au politique. Elle est profondément enracinée dans la société. Thucydide et Machiavel la considéraient comme nécessaire. Cependant, avec l’apparition du principe révolutionnaire moderne incarné dans la Révolution française, le recours à une violence réparatrice s’est sensiblement élargie. La violence est devenue une doctrine donnant naissance à une méthode de gouvernement ou un type d’action relevant du politique agencé par un parti au nom d’une idéologie sacralisée. En termes de valeurs, l’idéologie islamiste s’oppose effectivement de façon frontale à l’idéologie occidentale car ces deux aires culturelles ont la même prétention, celle de détenir un message universel destiné à l’ensemble de l’Humanité. Dans ce contexte, les islamistes considèrent que la jeunesse musulmane immigrée doit se préparer à l’assaut final contre l’Occident malade du matérialisme, phase ultime avant le triomphe mondial de l’islamisme.

Gilets jaunes et violence sociale

Les Gilets jaunes n’ont pas hésité à avoir recours à des formes violentes de protestation. Les prémisses du mouvement sont similaires à celles de nombreux autres mouvements européens dénonçant la globalisation. Est-ce que vous pensez que cette forme de radicalité politique est une matrice commune à chacun d’entre eux ?

Le mouvement est avant tout l’expression d’une profonde détresse. Mais ce caractère tient à une réalité qui n’atteint pas seulement la France mais l’ensemble de l’Occident. Certes, il existe en France une culture de la manifestation qui a forgé l’image de la France révolutionnaire et qu’on ne retrouve pas nécessairement ailleurs. Mais ce mouvement exprime avant tout l’histoire d’une dépossession qui atteint l’ensemble de l’Occident depuis 1945.

Quelle est son origine ?

C’est le fruit de la mondialisation et du libéralisme effréné qui règnent sur la planète. Il s’agit des laissés pour compte de la mondialisation. Celle-ci s’est considérablement aggravée entre les années 1970 et le début du XXIsiècle. Avec la montée en puissance de l’Asie qui, en 2030, est appelée à surclasser le reste du monde. C’est en « millions de Gilets jaunes » qu’il faudra compter en Occident d’ici vingt ans si rien n’est fait pour réduire cette forte hémorragie de force de travail. Ce qui se produit aujourd’hui sur le plan du territoire national entre centre et périphérie n’est qu’une simple duplication d’un phénomène en constante progression dont les effets se font ressentir dans l’ensemble de l’Occident : la décomposition et la restructuration permanente des espaces… selon les exigences de l’économie mondiale.

C’est en « millions de Gilets jaunes » qu’il faudra compter en Occident d’ici vingt ans si rien n’est fait pour réduire cette forte hémorragie de force de travail.

En langage social, cela signifie que chaque pays de la planète subit à des degrés divers le renforcement des élites mondialisées aux dépens des élites nationales traditionnelles, avec en corollaire l’accroissement des mêmes mécanismes de discrimination au sein des classes moyennes urbaines intégrées à la nouvelle économie et celles des anciens terroirs en voie de marginalisation nationale et internationale. Et ce n’est pas seulement à l’échelle de la France que les solutions doivent être repensées mais dans un cadre élargi au moins à l’échelle européenne. D’où l’initiative, quelque peu maladroite, de Luigi Di Maio d’établir un contact avec les Gilets jaunes, très mal perçue côté français..

La doctrine Mitterrand et Battisti

Vous êtes un fin connaisseur de notre pays. Que pensez-vous des Italiens accusés de terrorisme qui vivent en France ?

Il faut revenir brièvement sur ce qu’on a appelé « La doctrine Mitterrand » (1981-1995). Elle consistait à offrir un refuge à ceux qui avaient été contraints à l’exil pour des raisons politiques, à la condition toutefois que le réfugié politique en question n’ait pas commis de crimes de sang, Elle était alimentée par la mythologie française portant sur une France considérée comme une terre naturelle d’asile pour tous ceux qui étaient recherchés pour leur engagement politique. Ce point de vue bénéficiait de l’appui de certains intellectuels français (Bernard Henri Levy, Philippe Sollers ou Fred Vargas….) qui avaient pris fait et cause en faveur de certains terroristes italiens, en particulier en ce qui concernait Cesare Battisti.

C’était un choix justifiable, selon vous ?

Cette position de la France a été sévèrement critiquée par les autorités italiennes qui y ont perçu une forme d’arrogance et une méconnaissance de l’histoire de la Péninsule. Le cas le plus emblématique est celui de Cesare Battisti qui avait été condamné en Italie à la perpétuité pour quatre homicides. Elle reposait sur une théorie qui consistait à nier le caractère criminel des fugitifs. Une telle posture était difficilement compréhensible pour l’Italie : elle laissait croire que le pays était dépourvu d’un état de droit, ignorant ainsi les services que les magistrats ont rendus à la démocratie parfois au péril même de leur vie.

Ces « réfugiés politiques » seraient désormais un peu moins d’une trentaine à risquer l’extradition selon le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. Signe de « détente », la France par l’intermédiaire de la ministre des Affaires européennes vient de faire savoir « qu’‘il n’y avait pas de raison » de s’opposer à une éventuelle extradition d’anciens terroristes italiens….

Pour aller plus loin : L’Atelier occidental du terrorisme