Le troisième sexe

Par Patrick Graille

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192 pages

En bref

Au XVIIIe au XVIIIe siècle, période où la répression judiciaire côtoie l’aube de libérations sexuelles, l’hermaphrodite est perçu à l’image de sa dualité corporelle. Pour les uns, il incarne la neutralité, la perfection, voire un idéal ; pour les autres, il figure l’altérité, la violation des bonnes mœurs, l’équivoque dans l’excès.
Disséqué, au sens d’analyser minutieusement, du latin dissecare, couper en deux, cet être incertain engendre de nouveaux rapports aux fables du passé, d’insolites utopies inspirées d’Ovide ou de la Bible, ainsi que des textes scientifiques, souvent normalisateurs et moralisateurs, derrière lesquels sévit une législation cœrcitive, source d’éclatants procès. Entre savoirs et fantasmes, son «sexe paré d’ombre», pour reprendre la formule d’Empédocle, offre ainsi le paradoxe d’affirmer et d’infirmer, de fissurer la raison de ces époques.

Pourquoi l’intersexualité fascine-t-elle autant ? Est-ce parce qu’elle intéresse des domaines aussi variés que la littérature, la mythologie, l’histoire, la philosophie, l’anthropologie, l’ethnologie, les sciences naturelles, la médecine, la chirurgie, la religion, la justice, la peinture, la gravure et la sculpture ? Et qu’en même temps elle engage d’autres motivations, inconscientes ?

Patrick Graille est enseignant aux universités de Vassar-Wesleyan (Paris) et historien des idées, ses recherches portent sur la marginalité et la monstruosité des corps, des esprits et des arts, de la Renaissance aux Lumières.

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Sommaire

Avant-propos

Préliminaires

I. Affabulation 

  • Chapitre A : Salmacis et Hermaphrodite, ou la passion
  • Chapitre B : Adam sans Ève, ou l’autosuffisance
  • Chapitre C : Australiens et Mégamicres, ou la fantaisie

II. Médicalisations

  • Chapitre A : La tranchante clarté
  • Chapitre B : L’irréductible ambiguïté
  • Chapitre C : Les oniriques possibilités

III. Inquisitions

  • Chapitre A : L’histoire ancienne dévoilée
  • Chapitre B : Les procès Marcis, d’Apremont, Rafanel et Malaure
  • Chapitre C : Anne-Jean Baptiste Grandjean

Épilogue

Notes

Planches

Extrait

Préliminaire

Hermaphrodite.
Excite la curiosité.
Chercher à en voir.
(Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues)

Ignorez-vous que le marbre de l’Hermaphrodite du Louvre a été usé par les caresses des visiteurs, et que l’administration des musées a dû protéger par une barrière cette figure monstrueuse et charmante ? (Anatole France, Balzac, prince du mal)

À l’origine du corps hermaphrodite était une dualité réelle ou rêvée, une blessure ou un idéal. Combien de temps l’écriture et les beaux-arts, les lois et les rituels, mirent-ils pour donner à la fusion ou à la confusion des deux sexes en une même créature leurs primitifs visages ? Et de quelle façon une humanité probablement inquiète, en quête d’unité et de sens, est-elle parvenue à inscrire dans les mythes, les sciences et les coutumes, un de ses plus secrets tabous ? C’est ce que l’Histoire continue d’éclipser.

Dans l’univers des possibles, seuls quelques vestiges — textes, marbres et images — esquissent le portrait paradoxal de l’hermaphrodite : stigmatisé par les sentinelles de la morale, disséqué par les médecins, encensé par certains artistes ; toujours ballotté entre savoirs et fantasmes. Incarnation du doute, du double fait un ou de l’un fait double, du même et de l’autre, il se réfléchit, placide ou tragique, dans les contraires. Tantôt, son corps et ses inclinations s’harmonisent, se réconcilient, s’accomplissent dans une supériorité autarcique, l’heureuse totalité d’une androgynie antérieure à la séparation divine. Tantôt, ils s’obscurcissent, s’égarent jusqu’à s’anéantir dans la marginalité, les grimaces de l’infortune, les vertiges du désastre. Captif de son ambiguïté, l’hermaphrodite est un monstre — monstrum, étymologiquement, signifie avertissementenseignement — et à ce titre signe des dieux, des démons ou de la nature, hiéroglyphe à déchiffrer, à codifier, silencieux mystère à neutraliser.1

Grecques, romaines, juives, puis chrétiennes, les communautés refusent de brouiller la rassurante frontière entre l’homme et la femme, d’interroger la litanie des différenciations et des discriminations ; exorcisant à l’occasion leurs désirs de réunion et leurs angoisses de perte par des fictions primordiales, des codes de conduite, des errements répressifs, le sempiternel arsenal des orthopédies mentales et sociales. Quel effroi pour ces individus épris de normalité et d’absolu de sentir s’ébrécher, s’effondrer des modes de vie et de pensée, peut-être transmis depuis la nuit des temps ! Le chaos ne devait-il pas gronder, l’abîme guetter ? En hâte, il fallait veiller. Surveiller ou annihiler l’hermaphrodite qui semblait voie sans issue, au mieux chemin de traverse à la réputation sulfureuse — suspecté de violer l’ordre matériel ou divin de la nature, de menacer les mœurs et la génération, donc la généalogie et le devenir de toute civilisation.

Pour endiguer ces troublants périls, les gens de plume des XVIIe et XVIIIe siècles, tels les messagers d’idées nouvelles et éclairées, se mettent en scène. À travers les prismes de la fable, de la médecine et de la jurisprudence, ils explorent la singularité ou la banalité de ces identités sexuelles incertaines, instables et éphémères. Avec des déclarations d’intentions, des mots d’ordre sans doute aussi transparents qu’estimables : démythifier, soigner, tolérer. Mais l’histoire ancienne ne disparaît jamais entièrement. Et, sous la couche de déni ou d’oubli la recouvrant, resurgissent parfois d’étranges fascinations : libertés et hantises de doctes, de théologiens, de romanciers, de poètes, de graveurs, de dessinateurs, de jouisseurs et d’inquisiteurs. Difficilement raisonnable, l’hermaphrodite persiste ainsi à se dérober, entrelaçant malgré lui la délicatesse de certains mirages et les affres de certains cauchemars.

I. Affabulations

A. Salmacis et Hermaphrodite, ou la passion

Les fictions antiques sur l’origine des hermaphrodites hantent les volumes les plus sages du xviiie siècle. De 1751 à 1777, sur les dix articles de l’Encyclopédie qui traitent ou évoquent la bisexualité, quatre concernent uniquement la mythologie, quatre autres s’y rapportent allusivement, et deux ne relèvent que de la médecine.2 C’est dire l’importance de la fable dans l’imaginaire de l’époque, au-delà des voix la déconsidérant. En 1765, le juriste Champeaux déclare que les anatomistes de l’Antiquité n’avaient «pas encore porté un œil curieux dans tous les replis du corps humain» : «on croyait aux influences des astres ; une infinité de monstres se multipliait dans l’imagination de nos pères ; des bruits populaires étaient insérés dans les fastes du temps.» Partisan de la chirurgie, il rejette le «préjugé universel» de l’autofécondation « dans les Métamorphoses d’Ovide » et assimile les modernes amateurs d’insolite à de crédules esprits, manipulés par «d’adroits fourbes.»3 Qualifié quelques années plus tard de «chimère»4 par le médecin Claret de La Tourette, «d’opinion erronée» par le naturaliste Valmont de Bomare, l’hermaphrodisme ne traduirait-il que «le langage fantastique d’une tradition orale», qu’une doctrine surannée, élaborée d’après l’inspiration «licencieuse ou métaphorique de quelques poètes»5 ?

Le penser, reviendrait à croire sur parole ces textes saturés de discrédits, où la raison et la science triompheraient des superstitions d’antan. Mais surtout à éluder la portée de deux épisodes fictifs : celui de Salmacis et d’Hermaphrodite, relaté par Ovide, et celui du sexe d’Adam, dont fait état la Genèse. Lorsqu’en 1765, Jaucourt ouvre son article «Hermaphrodite (anatomie)» sur l’histoire de Salmacis, les lecteurs de l’Encyclopédie ne furent ni surpris ni scandalisés, comme le pense Jean-Pierre Guicciardi.6 Car cette fable charme, même les plus cartésiens. Davantage, peut-être, que les androgynes platoniciens7, elle marque intensément l’imaginaire de l’âge classique et des Lumières. Entre la morale et le libertinage, l’édification matrimoniale et la violence passionnelle, elle recèle des significations ambiguës, qui pénètrent maints rapports entre le féminin et le masculin. Sans s’attarder à démêler ces interprétations, Jaucourt ne fait d’ailleurs qu’abréger et donner un tour plus libre à l’entrée «Salmacis» du Dictionnaire historique (1697) de Bayle.

Avant de résumer avec notre libre penseur l’aventure du jeune voyageur Hermaphrodite, rappelons que le nom de ce fils de Mercure et de Vénus proviendrait selon la tradition d’Hermès, nom grec de Mercure, et d’Aphrodite, assimilée à Vénus, qui serait née d’une cruelle écume marine.8 Transportons-nous maintenant sur les bords de cette fontaine de la Carie, dans le lac Salmacis, près d’Halicarnasse, en Asie Mineure. Là vivait la nymphe Salmacis qui, à la vue d’Hermaphrodite, s’éprit de sa beauté. Surmontant son  impatience à jouir», cette déesse d’un rang inférieur prit le temps de se parer, de se farder, avant de se déclarer : «Si vous n’êtes pas un Dieu, lui dit-elle, vous en avez toute la mine : heureux votre père, heureuses votre mère, votre sœur, et votre nourrice, mais plus heureuse encore celle qui est votre femme, ou qui aura l’honneur de le devenir. Si vous êtes marié, faites une infidélité à votre épouse pour l’amour de moi ; si vous ne l’êtes point, épousez-moi tout à l’heure.» Et d’ardemment solliciter des étreintes, des baisers. Novice et craintif, l’éphèbe menaça de s’enfuir. Mais Salmacis renarda. Tapie dans les buissons, elle épia le bain de son amant et s’embrasa de cette vision clandestine. Dénudée, elle se jeta pour lors à l’eau, «baisa», «patina» et «serra» tellement le corps convoité «qu’il ne put jamais se dégager.»9 Vaine tentative : car Hermaphrodite resta de glace, insensible ou impuissant. En compensation, la nymphe — le néologisme nymphomanie apparaîtra en 1732 — obtint des dieux la grâce d’être toujours unie au sujet de ses désirs, de fusionner en un même corps les attributs des deux sexes. Pour le dire, poétiquement, avec Rampalle, auteur de nombreuses idylles de la première moitié du XVIIe siècle :

Une mâle vigueur entre au sexe débile,
Et la faiblesse passe en la vertu virile,
Ainsi de deux sujets d’un divers sentiment,
Ce lien invisible en fait un seulement,
Elle se change en lui, il se transforme en elle,
De leur double nature en sort une nouvelle :
Si bien que sans erreur, même encore aujourd’hui,
Personne ne peut dire, ou c’est elle, ou c’est lui :
Car pour parler au vrai du nœud qui les assemble,
Ce n’est ni l’un ni l’autre, et c’est tous deux ensemble.10

[…]