marketing, littérature, mode, luxe

Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède

Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède.

Qui n’a jamais scrollé sans fin (et sans but bien défini) sur Instagram entre deux périodes de rush au bureau ? Cet exercice réserve assez peu de surprises et d’émois, à moins d’être particulièrement sensible aux vertus esthétiques d’un avocado toast ou d’une botte d’asperges fraîches.

La pratique du « scroll » est à l’époque contemporaine ce que devait être à nos ancêtres préhistoriques le tri d’os de mammouth : une forme de procrastination d’autant plus délassante qu’elle ne mobilise aucune de nos facultés intellectuelles. Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsque, m’adonnant, un peu coupable, à un scroll frénétique au milieu d’une journée bien remplie, Instagram me surpris en mobilisant, pour la première fois, mon intellect.

Oui, entre deux photographies de pâtisseries absolument inoffensives, une simple phrase sur fond blanc m’avait brusquement sortie de ma léthargie contemplative et, chose rare sur le réseau, m’avait forcée à penser. Cette phrase avait l’éclat et la pureté d’un diamant. La voici : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède. » Fichtre, me dis-je, voilà qui est bien pensé ! Et pour cause ! La phrase est de Saint-Augustin himself.

Mais, à peine avais-je eu le temps de méditer sur les conséquences vertigineuses d’une telle assertion et d’étudier ma propre vie sentimentale à l’aune de celle-ci, que la légende de l’image me tirait de ma rêverie existentielle. « Les durables : des vêtements désirables imaginés pour durer. »

Oui, vous l’avez compris : l’aphorisme de Saint-Augustin servait en réalité de slogan publicitaire à une marque de vêtements parisienne, laquelle a également pris pour nom − au passage − le patronyme d’un de nos plus grands écrivains. Le premier sentiment qui me vint fut celui de me sentir flouée, évidemment. J’étais furieuse d’avoir été trompée.

En mobilisant sans scrupules l’un des Pères de l’Église catholique − et accessoirement inventeur de l’introspection en littérature − cette marque n’innove pourtant pas. Faites le test : examinez n’importe quelle vitrine d’une marque de prêt-à-porter « haut de gamme » : il semblerait que les rayonnages d’une bibliothèque (si possible peuplée de classiques NRF) constituent désormais l’habitat naturel des stilettos et autres escarpins.

Et ça prend de l’ampleur : une nouvelle marque de vêtements, elle aussi parisienne, a construit son fabuleux succès sur la création « d’ambiances » donnant le sentiment à chaque petite parisienne (moi la première) que ses vêtements peuvent la transformer en un mix improbable de Mélanie Laurent et de Simone de Beauvoir.

On comprend fort bien la logique opérant derrière le concept : en s’adressant à une cible particulière, les CSP+ « bobos/intellos » qui peuplent les grandes villes françaises, ces marques ont bien compris qu’elles ne pouvaient se contenter de leur vendre un « simple » produit. Tout cela serait trop bassement matérialiste. Depuis quelques années, le secteur du luxe, made in BETC et Havas, n’hésite donc plus à piller le patrimoine littéraire.

La marchandisation forcenée pénètre désormais des forteresses réputées inviolables.

De Balzac à Colette en passant par Saint-Augustin, le panthéon culturel est mobilisé pour sublimer « l’expérience »  promise à chaque cliente potentielle. Et qu’importe si Augustin, en particulier, a écrit des dizaines de pages sur les vertus de l’austérité et du dénuement… Rappelons tout de même que le saint homme a passé sa vie à se flageller pour avoir cédé à la tentation en… salivant sur les poires de son voisin.

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Qu’importe, en effet, car la personnalité de ces écrivains, sans parler de leurs œuvres, n’a aucune espèce d’importance. Les rayonnages de pléiades en background des vitrines du boulevard Saint-Germain sont comme autant de petites pierres tombales. Chacun de ces auteurs est réduit à une pure logique de signes : son rôle est de « faire Littérature ». Le secret espoir des marques étant que leur aura quasi mystique débordera sur la robe ou la paire d’escarpins de nos rêves. Ce que l’on a bien vu avec la récente affaire des mocassins « Freud » ou « Marie Curie » de Louis Sarkozy. Je vous épargnerais l’analyse tarte à la crème sur la « logique du signe » inhérente à la société de consommation, telle que formulée par Jean Baudrillard. Mais admettons tout de même que cette pratique prouve, encore une fois, qu’il avait raison. La marchandisation forcenée pénètre désormais des forteresses réputées inviolables. Quoi de plus rétif a priori à la logique marketing que les livres de Saint-Augustin ou de Balzac ?

Aux marques en panne d’inspiration j’oserais, pour finir, formuler gracieusement un petit conseil. La vraie création de valeur ne se jouera pas sur www.citations.com.

Elena Scappaticci