Quand Aristote invente le mythe scientifique du sexe faible

Dans l’espèce humaine l’homme est plus parfait que la femme. La cause de cette supériorité est la surabondance du chaud.

Dans l’Antiquité, plusieurs philosophes et médecins ont construit une mythologie autour de la « débilité » et de la « fragilité » féminine qui a, pendant de nombreux siècles, alimenté les discours scientifiques autour du sexe faible. Décryptage par les historiens Adeline Gargam et Bertrand Lançon, auteurs d’une Histoire de la misogynie.

Durant l’Antiquité, l’homme et la femme n’étaient pas encore considérés comme deux sexes naturellement égaux. La femme était vue par rapport à l’homme comme impuissance, incomplétude et imperfection. Au IVsiècle av. J.-C, Platon composa un livre, intitulé Timée, où est proposée une définition philosophique du féminin. La femme y est décrite comme un homme manqué. Elle n’y est pas tenue, comme l’homme, pour une créature de la divinité, mais plutôt pour le produit d’une métempsycose, c’est-à-dire d’une métamorphose des hommes les plus vils en femmes. On y trouve en effet écrit que « ceux des mâles qui étaient couards et avaient mal vécu se sont […] transmués en femelles ». Selon Platon, la femme était donc, dans l’ordre de la nature, une créature défectueuse et inférieure que le créateur avait destinée à la propagation de l’espèce.

La femme, version imparfaite et inachevée de l’homme

Son ancien disciple Aristote écrivit, vers le troisième quart du IVsiècle av. J.-C, trois traités intitulés Histoire des animaux, Génération des animaux et Parties des animaux où il élabora une théorie du corps féminin, qui s’érigea, pour plusieurs siècles, en magistère incontestable. Ce philosophe de la nature avança qu’une fatalité organique condamnait la femme, dès sa naissance, à une faiblesse ontologique et une défectuosité naturelle. D’après lui, le sexe féminin était génétiquement inférieur au sexe masculin en raison d’un développement embryonnaire imparfait et inachevé. Dans l’acte de la génération, la femme était, disait-il, un simple réceptacle passif qui apportait non pas de la semence, mais une matière inerte et moins élaborée qui la rendait impuissante à concevoir la vie. Dans sa théorie, c’est donc à l’homme que revenait le pouvoir créateur : la femme n’y exerçait qu’un rôle mineur et inférieur.

Ceux des mâles qui étaient couards et avaient mal vécu se sont […] transmués en femelles.

À partir du IIe siècle, le concept du dimorphisme sexuel fut l’objet d’une nouvelle approche médicale sous l’impulsion des théories galéniques. À la suite de Soranos d’Éphèse, Claude Galien avança que les organes sexuels de l’homme et de la femme étaient identiques dans leur structure, mais différents dans leur situation et leur distribution. Les ovaires lui apparaissaient comme un renversement et une intériorisation des testicules. Cette inversion anatomique s’expliquait, selon lui, par un manque de chaleur naturel à la physiologie féminine. L’homme et la femme étaient donc deux êtres sexuellement symétriques, la femme étant tenue pour l’identité inversée de l’homme. Cette symétrie n’impliquait pas pour autant une égalité, ni même une identité. À ses yeux, il existait entre l’homme et la femme des différences effectives enracinées dans leur système humoral.

La femme est froide et l’homme est chaud

Entre le dernier quart du Vsiècle av. J.-C. et le milieu du IVsiècle av. J.-C., Hippocrate avait élaboré, dans le traité Des maladies des femmes, la théorie des quatre humeurs. Selon lui, il existait dans le corps humain trois principes particuliers : le solide, l’humide et les esprits. À l’humide (les matières fluides), il donna le nom d’humeur et en définit quatre : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire. À ces humeurs, il fit correspondre quatre qualités : le chaud, le froid, l’humide et le sec. Dans ce système humoral, il situa la femme du côté du froid et de l’humide, l’homme du côté du chaud et du sec. C’est sur ces considérations que Galien édifia, au IIsiècle de notre ère, sa théorie de la différence des sexes.

Dans son système médical, et celui des médecins héritiers de la pensée hippocratique, l’homme fut considéré comme naturellement chaud et sec et la femme froide et humide. Cette distinction humorale devint, pendant plusieurs siècles, la pierre de touche de l’infériorité féminine. Dans son livre De l’utilité des parties du corps, Galien écrit en effet : « La femelle est plus imparfaite que le mâle par une première raison capitale, c’est qu’elle est plus froide. […] Dans l’espèce humaine l’homme est plus parfait que la femme. La cause de cette supériorité est la surabondance du chaud […]. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant que la femelle soit d’autant plus inférieure que le mâle parce qu’elle est plus froide. »

La femelle est plus imparfaite que le mâle par une première raison capitale, c’est qu’elle est plus froide.

En raison de cette froideur et de cette humidité de tempérament, la femme aurait, selon lui, possédé une semence déficiente et improductive ; un corps délicat et juvénile ; une constitution intellectuelle et psychologique moins forte que l’homme car la chaleur était, depuis Aristote, tenue pour une source d’intelligence et l’humidité pour un agent de déraison : « les meilleurs, rapporte Galien, sont ceux qui ont le sang à la fois chaud, ténu et pur ; […] ces conditions sont excellentes pour produire à la fois le courage et l’intelligence ».

Le sexe faible, une mythologie médicale

Durant cette époque, l’humidité éveillait la méfiance des autorités aussi bien scientifiques que patristiques. Celles-ci la percevaient comme un état alourdissant et pathogène pour le corps et l’âme. Tandis que certains Pères de l’Église, comme Tertullien, la jugeaient dangereuse et la rangeaient du côté des désirs corporels du côté desquels l’âme risquait de s’abîmer, certains médecins, attachés à la tradition hippocratique, en faisaient un agent de morbidité physiologique et cérébrale. Dans son Art médical, Galien avançait en effet que le mélange de froid et d’humide débilitait les individus en imprimant une mollesse extrême dans leur corps, leur cœur et leur esprit. Faire porter l’humide sur la femme en faisait donc un être à la fois menaçant et menacé dans une civilisation gréco-romaine dominée par la notion de virilité.

L’Antiquité allaita le Moyen Âge et la Renaissance de cette mythologie médicale. Jusqu’au milieu du XVIIsiècle, la médecine féminine resta entravée dans cette double dialectique, aristotélicienne ou galénique. Durant cette longue période, les scientifiques érigèrent très souvent en modèles de pensée Hippocrate, Aristote et Galien, et alimentèrent la culture savante de ce mythe forgé autour de la féminité. L’incomplétude congénitale et l’humidité tempéramentale restèrent les principaux marqueurs de la différence féminine et les principes fondateurs de son infériorité ontologique.

Pour aller plus loin : Histoire de la misogynie