Victor Hugo montre les dents

Rencontrer la chose Hugo – comment désigner autrement cette flagrante énigme ?  – c’est, à coup sûr, pour le philosophe une épreuve redoutable mais, il faut le déclarer d’emblée, capitale et décisive.

Si la pensée Hugo obéit au principe anarchique de la « dispersion de l’idée », dans cette œuvre ville, forêt, océan, dans laquelle les pensées se croisent, se mêlent, se nouent comme des rues, des branches, des sentiers, des flux, on ne saurait privilégier des textes comme spécifiquement philosophiques. Littérature et philosophie sont indissociablement mêlées.

Sans doute certains textes peuvent-ils se rapprocher de ce qu’on a l’habitude de considérer comme le genre philosophique. Ainsi le recueil constitué par le volume XII de l’édition des œuvres complètes, avec dessins, en 18 volumes, dirigée par Jean Massin qui rassemble la Préface philosophique des Misérables, le William Shakespeare, ses compléments divers, Post-scriptum de ma vie, etc. Ces textes prennent tout leur sens, leur interprétation évite les récupérations faciles si l’on n’omet pas de les faire communiquer transversalement avec les expériences complexes de la fiction qui n’en sont ni les illustrations, ni les prétextes, mais jouent, parallèlement, à explorer de points de vue différents les mêmes problèmes.

Guide-âne-manifeste : pour une philosophie parisienne !

« Quand il y a de la brouille et quand la rose tourne vilainement, on ne sait plus par quel bout du harnais prendre le vent, et l’on finit par n’avoir plus ni point estimé, ni point corrigé. Un âne avec son routier vaut mieux qu’un devin avec son oracle. »

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Rencontrer la chose Hugo – comment désigner autrement cette flagrante énigme ? – c’est, à coup sûr, pour le philosophe une épreuve redoutable mais, il faut le déclarer d’emblée, capitale et décisive.

Non, comme on pourrait hâtivement le supposer, qu’il s’agisse du cas vraiment limite, de l’aporie stérile, à désespérer Socrate, d’une Misère qui aurait totalement manqué de Ressource. Tout au contraire, sans avoir peur du paradoxe, on espère pouvoir suggérer qu’on a affaire, en l’occurrence, à une opération, une machination, une manœuvre, un coup philosophique d’une grande efficacité et d’une rigoureuse pertinence, dont la cohérence, la pénétration, l’inventivité sont d’autant plus profondes qu’elles ont mieux su se dissimuler et se réserver, à ce point que l’on commence à peine à en entrevoir les exactes portées. Une telle découverte, si tard ! pensera-t-on. Il aura peut-être tout simplement fallu attendre qu’on en fût digne, qu’on en fût capable : ne devions-nous pas être revenus de toutes nos illusions présomptueuses, pour pouvoir l’accueillir, de toutes nos vanités d’hommes modernes trop prompts à accuser les vétérans d’avoir pris les mots pour des choses pour ne pas, un jour, avoir cruellement à se dédire :

« Les peuples ont l’oreille dure et la vie longue ; ce qui fait que leur surdité n’a rien d’irréparable. Ils ont le temps de se raviser. »

À vrai dire, la révélation ne surprendra pas tout le monde : ne doit-on pas avoir ici une admirable occasion de vérifier la sentence d’après laquelle la philosophie vient toujours trop tard ? Les hommes attendent-ils que ceux qui ne sont bien souvent que les gardiens gris des choses mortes aient collecté les enregistrements sismographiques et les aient exposés didactiquement pour reconnaître les vérités intenses grâce auxquelles ils peuvent mieux vivre, apprendre à aimer et pour lesquelles ils meurent sans avoir à les dire ?

Ne savons-nous pas confusément qu’un formidable coup de mine culturel vital avait secoué, bouleversé, travaillé, et travaillait encore le sous-sol de notre temps, dans la discrétion de l’ombre ?

Ne nous doutions‑nous pas que ce terrible coup de cœur à la résonance incalculable était tout autre chose qu’un simple coup de tête affectif ? Sommes-nous si naïfs que nous ignorions la densité algébrique, la concision elliptique et allusive, la complexité enveloppée et resserrée d’évidences apparemment simples ? Il faut vraiment avoir bien mal vécu pour penser que l’intelligence du cœur n’est qu’un mot alors qu’elle désigne une extrême vigilance à l’égard des facilités verbales.

Il y a quelque chose de dérisoire à vouloir donner des nouvelles de ce qui a si justement touché ceux qui dans la nuit du monde en étaient dignes, de ce qui, pour eux, sans qu’ils aient pu ou voulu le commenter, était le soleil levant, la force vive d’un nouveau jour, de la nouveauté même, l’éclair rougeoyant des mots de gueule dégelés, la chaleur à portée de cœur, sous la main, de plain-pied de la liberté flagrante.

Pire : ne doit-on pas se sentir un peu honteux, un peu traître d’expliquer, d’exposer ouvertement et platement les implicites richesses d’un subtil sous-entendu, d’un silence plein de science ? Ne risque-t-on pas de jouer le rôle peu honorable du dénonciateur qui «mange le morceau», se nourrit de la chair de tous en rompant le secret, vendant la mèche, soulevant le voile, livrant le « pot aux roses  » ?

Un élémentaire devoir de réserve nous retiendrait si cette dénonciation ne se voyait pas légitimée par l’urgence d’une autre plus impérieuse : la dénonciation de toutes les puissances chagrines de vieillissement qui n’en finissent pas d’enterrer dans d’interminables funérailles solennelles, sous les couronnes mortuaires de célébrations décérébrantes, la vitalité, la vivacité insurrectionnelle, subversive, dérangeante, déménageante, inquiétante, bouleversante, ravageante, vivifiante de ce rebelle, de ce résistant, de cet insoumis de la pensée.

Et puis, n’est-il pas temps de témoigner de la force d’une initiation en se montrant capable de dire les choses, librement, franchement ? N’était-ce pas ce droit là, si fragile et si rare qui était secrètement en jeu dans cette inavouable aventure  :

« Aux intelligences adultes et arrivées à la complète croissance, il faut tout le texte, de même qu’en religion il leur faut tout le logos. La jupe d’Isis ne se lève pas aux enfants. Quand vous serez grands, quand vous serez des hommes pour de vrai, quand vous serez des peuples sachant qui vous êtes, on vous dira tout. »

Affirmons donc abruptement, mais sans vain esprit de polémique, que chez Hugo il n’y a pas de métaphysique, sinon sous rature, qu’on ne commencera à comprendre ou plutôt à surprendre quelque chose de cet insaisissable transfuge de la pensée qu’à condition d’entrevoir qu’à travers lui, de manière d’autant plus souveraine qu’inapparente l’ironie romantique triomphe, sans appel et sans nostalgie, de tout romantisme métaphysique. Mais on ne doit pas croire que, dans son échappée décisive, ce penseur sauvage, ce génie du bricolage, cède aux facilités de l’exotisme amnésique, de l’improvisation brouillonne : on se tromperait gravement sur ce contrebandier des idées en supposant qu’il ignore les lois qu’il veut transgresser, qu’il méconnaît l’édifice de la vérité sûre d’elle-même contre laquelle il monte sa machination. C’est de l’intérieur qu’il fait porter son attaque, averti qu’il est des finesses de la lucidité critique. Il serait naïf de ne pas deviner, de même, sa profonde et secrète complicité, son affiliation, avec l’insoupçonnable bande, immémoriale, des intempestifs de la subversion philosophique. Que son art d’acrobate de la parade paradoxale soit indiscutablement renouvelé des Grecs ne doit pas apparaître comme une faiblesse rétrograde, mais bien comme une indéniable preuve de vigueur juvénile, d’athlétique santé.

Très précisément, ce qui fait la force singulière de cette intervention réfléchie et armée dans l’histoire des idées, est que, de manière tout à fait opportune, elle recharge et réveille de toute l’agressivité du sel attique la verve gauloise au moment même de l’explosion universelle mais terriblement ambiguë et dangereuse des puissances et des signes de communications. C’est en jouant de sa formidable maîtrise du système de la langue, en toute conscience des risques de cet inquiétant pouvoir épidémique, que ce malin génie bienveillant des mots, ce démon protecteur de la liberté de parole, introduit dans le dispositif même du langage une machine infernale providentiellement perturbante, au nom de l’exigence la plus haute d’affirmation de l’idée démocratique.

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Quand le prêtre gardien du Verbe du peuple se révèle un très prévoyant déserteur sacrilège, il retrouve le secret génial de ce qui, pour Démocrite, est le signe le plus évident de la liberté, pour Diogène, la plus belle chose parmi les hommes, de ce que Platon lui-même ne peut pas ne pas reconnaître comme l’expression la plus singulièrement parlante, la plus criante de «l’anarchique démocratie» : la parrhesia, le franc-parler, la liberté de parler juste. N’est-ce pas l’initiation à ce secret déconcertant, pour tous, qui fait la singularité si universelle de ce génie ?

On aurait voulu, par ces quelques justifications certainement insuffisantes, sinon solliciter de l’indulgence, du moins tenter d’expliquer pourquoi cet essai ne se présente pas comme une vue générale dominée, organisée, un exposé articulé des idées de Victor Hugo. Il n’y a peut-être pas de philosophie portant ce nom mais une pratique vivante de philosophe franc-tireur en personne.

Certainement le parcours paraîtra n’obéir à aucune direction déterminée, ne mener nulle part, en tout cas à aucune vérité finale et substantielle, s’épuisant, se perdant dans ses détours et ses retours piétinants, entêtés sur soi, s’embrouillant en réseaux inextricables, comme sous l’effet d’un inassignable principe d’éparpillement, d’égarement, d’éclatement, de dispersion, comme s’il s’agissait de nous faire tourner en bourrique sur nous-mêmes, les yeux bandés à l’entrée d’un Colin-maillard cérébral entre quatre lettres qui semblent, aux quatre coins, aux quatre vents, se moquer de nous, en annonçant la « dispersion de l’idée ».

S’il faut ici parler de plan, on osera cette pirouette, ce trait indicatif griffonné et contrariant qu’il n’apparaitra réellement qu’en filigrane, à l’orée de la randonnée, et ce sera – devinez ! – le plan d’une ville : ce réseau babélien, chaotique, de rues emmêlées, plus confusément encore, le plan d’une capitale insurgée, d’une capitale de la décapitation, en guerre contre elle-même. Tout cela à vol d’oiseau, à vol crépusculaire et oblique de hibou, version moderne, transfuge, migrante de la sédentaire chouette de Minerve qui a décidé définitivement de déménager et de faire de la rue son Temple. Comme dirait Gavroche, si les rats sont des souris, les chouettes sont des hiboux.

« Dans le chiffre de son nom, cette nouvelle Athènes n’a-t-elle pas, pour nous, inscrit le programme qu’elle nous impose, par Isis, la parrhesia, pour rire ? Ah ! Rabelais ! »

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« Ce qui nous est annoncé là, ce qui revendique cordialement notre adhésion ce n’est pas autre chose qu’une physique, qu’une éthique de l’« affirmation », contre toutes les puissances de la négation  –  « la négation » n’est-elle pas « une forme irritée de l’affirmation » ? –, affirmation de Dieu, de l’âme, de la démocratie, concentrées dans « l’affirmation de Paris ».

Avouons-le, on ne peut suivre fidèlement les traces, les indices de cette pensée, son sillage, sans parti pris, sans céder à l’engrenage d’un engagement dans un parti, comme l’a dit Sartre, dans lequel pourtant il n’y a qu’un seul membre… un seul entêté : peut-on résister à un appel si solitaire et si solidaire ?

Philosophes, encore un effort si vous voulez être parisiens !

Ânes de tous pays, unissez-vous ! Gavroche ! Au secours !

« Paris montre toujours les dents ; quand il ne gronde pas, il rit. »

Pour aller plus loin : La Bête qui pense