Avoir des manies ?

C’est un état de grâce catastrophique au cours duquel l’individu prend sa revanche sur la mélancolie, et devient le héros de sa propre légende.

À Hauterives, dans la Drôme, se dresse un monument aux proportions surréalistes. Véritable anomalie architecturale, le Palais idéal est une demeure inhabitable, surgie de l’imaginaire d’un facteur rural atteint de « passion construiseuse ». Son nom ? Ferdinand Cheval (1836-1924), un fils de paysan qui consacra 33 ans de son existence à la construction de ce palais onirique. Surnommé le Facteur Cheval, son œuvre originale lui valut d’être célébré par les surréalistes et conspué par les fonctionnaires du Ministère de la Culture. Dans un rapport de 1964, ils qualifient son palais d’« affligeant ramassis d’insanités » jailli d’« une cervelle de rustre »[1]. Le Palais Idéal du Facteur Cheval est pourtant classé monument historique en 1969, par le ministre de la culture de l’époque, André Malraux. Dans L’Énigme de la manie, Paul-Laurent Assoun se penche sur la passion intrigante du Facteur Cheval, qui présentait tous les symptômes d’une personnalité maniaque.

Qu’est-ce que la manie, cet état euphorique qui transforme son sujet en personnage triomphant et frénétique, personnification de la folie furieuse ?

Au sens commun, une manie désigne généralement un tic, une habitude persistante, un penchant risible. Pour la psychanalyse, la manie est une manifestation spectaculaire de l’esprit en proie à de grandes angoisses. Selon Freud, elle est le versant trivial de la mélancolie, sa « propriété » la plus remarquable, et par conséquent celle qui « demande le plus d’explications ». Pan relativement mal connu de la psychanalyse, la manie est pourtant un volet essentiel du rapport de l’individu à son inconscient et à son environnement.

Ce trouble est une psychose fondée sur l’euphorie et l’hyperactivité, « un état de grâce catastrophique » au cours duquel l’individu prend sa revanche sur la mélancolie, et devient le héros de sa propre légende. Le maniaque ne s’invente pas une vie idéale, il devient son propre idéal, un mythe autour duquel il structure toute son existence.

La manie a un pouvoir ambivalent, en ce sens qu’elle confère à l’individu une sensation d’ivresse, d’exaltation et d’enthousiasme, tout en provoquant son effondrement psychologique : ainsi, elle est à la fois une élévation mystique et un chavirement de l’esprit[2].

La manie a un pouvoir ambivalent, en ce sens qu’elle confère à l’individu une sensation d’ivresse, d’exaltation et d’enthousiasme, tout en provoquant son effondrement psychologique : ainsi, elle est à la fois une élévation mystique et un chavirement de l’esprit

La manie et la crise maniaque

Le cas du Facteur Cheval est particulièrement frappant : comment un facteur, dépourvu de toute connaissance en architecture, a-t-il construit un palais d’une telle envergure, pierre par pierre ? Selon Paul-Laurent Assoun, cette « énigme de pierre » est une manifestation de la personnalité maniaque de Ferdinand Cheval : la mégalomanie du facteur transparaît ainsi dans les moindres détails du bâtiment, de sa position géographique (au centre du village) à son architecture volontairement insolite, dont l’objectif est d’attirer les regards. Le facteur consacra la moitié de sa vie à la construction de cet édifice improbable : selon ses mémoires, il dormait à peine, passant ses jours et ses nuits à assembler des pierres, comme pour échapper à une angoisse existentielle. Paul-Laurent Assoun décrit ce projet titanesque comme une échappatoire, un mur que le facteur érige entre lui et le monde réel.

Ainsi, il est possible que Cheval n’ait jamais eu de véritable « crise maniaque » au cours de sa vie : en revanche, l’œuvre monumentale qu’il a léguée à la postérité représente, à elle seule, l’incarnation en pierre et en chaux d’un rêve fou.

Pour aller plus loin : L’Énigme de la manie

[1] www.facteurcheval.com/histoire/monument-historique.html

[2] Live chat avec avec Paul-Laurent Assoun, dans Libération.