sun tzu et l'art de la guerre

L’art de la guerre en Chine : ruse stratégique et tromperie dans l’Empire du milieu

La Chine actuelle mène une politique de force – en un mot, celle du coq et non de la poule

 

À l’heure de la guerre économique que se livrent les États-Unis et la Chine, il est temps de rappeler que l’art de la guerre chinois a une longue tradition, dont Sun Tzu est le plus célèbre représentant. Si, aujourd’hui, la Chine semble davantage tournée vers le rapport de force que « l’art de la ruse », il convient d’analyser le processus au cours duquel s’est forgée, au coeur de l’Empire du Milieu, une conception (finalement très moderne) de la guerre comme domaine privilégié du mensonge – mieux, comme l’art de la tromperie par excellence. Jean Levi, historien et auteur de La Chine en Guerre, revient donc sur la pensée chinoise de la guerre et son héritage militaire et stratégique contemporain. 

 

La pensée stratégique chinoise ancienne de la guerre, celle de Sun Tzu notamment,  a-t-elle encore une influence sur la Chine moderne et son armée ?

Non. Bien que les dirigeants et l’ensemble de la population citent Sun Tzu à tout bout de champ, ils agissent au rebours de ses préceptes. La pensée stratégique ancienne glorifie la force de la faiblesse et dénonce la faiblesse de la force. La Chine actuelle mène une politique de force – en un mot, celle du coq et non de la poule, dont un auteur a pu dire « Succès répétés par le coq malheurs redoublés ; échecs répétés par la poule, gains accumulés. » En ce sens, la Chine, quoi qu’elle en ait, a été profondément marquée par les comportements de l’Occident.

Quelles sont les forces et les faiblesses du modèle chinois d’un état centralisé d’un point de vue stratégique et militaire ?

Il faut tout d’abord préciser ce que l’on entend par « état centralisé chinois ». À l’époque des Royaumes combattants, la Chine était divisée en plusieurs entités étatiques centralisées, militarisées et puissantes qui se faisaient la guerre en permanence. L’état, surtout au Qin, exerçait un contrôle effectif sur la population encadrée et enrégimentée sur l’ensemble du territoire et pouvait mobiliser rapidement ses armées.

Aussi le modèle chinois d’un empire centralisé – et dont a hérité la Chine communiste est très faible stratégiquement.

Ce modèle disposait donc d’une grande solidité sur le plan stratégique. Mais ensuite, avec l’empire unifié, bien qu’il y eût la même centralisation, l’état en raison de l’immensité du territoire et de la diversité des provinces exerçait un contrôle beaucoup plus lâche, en sorte qu’il s’est trouvé dans l’incapacité de faire face à des agressions extérieures. Il a été conquis à plusieurs reprises avec une facilité déconcertante par les peuples de la steppe. Aussi le modèle chinois d’un empire centralisé – et dont a hérité la Chine communiste est très faible stratégiquement.

 

sun tzu chine guerre

 

Comment expliquer l’important succès du Sun-tzu auprès du public contemporain ?

Le succès du Sun-Tzu auprès public contemporain tient à couardise et aux fantasmes de l’humanité actuelle. Fantasmes de toute puissance et de violence paroxystique, et peur de toute atteinte à l’intégrité physique et aux privations qu’impliquerait une guerre réelle. On rêve d’une guerre irréelle qui n’a de conséquences que pour un ennemi en partie fantomatique.

Le succès du Sun-Tzu auprès public contemporain tient à couardise et aux fantasmes de l’humanité actuelle.

Aussi l’idée d’une victoire totale sans avoir à combattre à de quoi séduire. Le petit livre de William Langewiesche La Conduite de la Guerre sur l’armée américaine en Irak est tout à fait révélateur. En outre le Sun-Tzu se présente (ou plutôt a été présenté) comme une sorte de panacée permettant de s’imposer dans tous les domaines, et pas seulement dans le champ restreint de l’affrontement armé (vie affective ou professionnelle, notamment).

Que pensez-vous de la stratégie militaire chinoise actuelle ?

Dans ce livre, mon propos est précisément élaboré en réaction à la « décontextualisation » dont la Chine ancienne a fait l’objet en Occident – soit qu’elle ait été propulsée dans le ciel de la métaphysique en opposant une culture occidentale de l’action à une pensée stratégique chinoise de la propension ; soit qu’elle ait été le plus souvent réduite à une collection de recettes magiques permettant de réussir dans tous les domaines. Cet ouvrage vise, à l’inverse, à replacer la réflexion stratégique chinoise dans le contexte socio-politique qui lui a donné naissance.

Comme dit Walter Benjamin, le passé n’est jamais mort ; il porte en lui les germes inaccomplis qui régissent notre futur.

 

En réalité la réflexion stratégique qui s’est élaborée entre les Ve-IIIe siècles avant notre ère est profondément inactuelle, et c’est parce qu’elle est inactuelle qu’elle peut nourrir notre propre réflexion sur les temps présents. Comme dit Walter Benjamin, le passé n’est jamais mort ; il porte en lui les germes inaccomplis qui régissent notre futur.

La stratégie militaire chinoise actuelle ne se conforme en rien aux maximes du Sun-Tzu ou des autres traités, qui prônent des vertus féminines d’humilité et de modestie. Néanmoins, en ce qui concerne un autre versant, plus secret de la réflexion stratégique ancienne, celui du contrôle et de l’encadrement des populations, il semblerait que le Parti soit dans le droit fil de la tradition.

Pour aller plus loin : La Chine en Guerre