Rester sur Instagram sans perdre (totalement) son âme : mode d’emploi

Notre façon de consommer Instagram montre à quel point nous sommes terrorisés par l’ennui

Avec plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde, Instagram nous concerne tous, que nous soyons addicts au réseau ou non.  Non content de redéfinir intégralement nos pratiques en ligne, la plateforme reconfigure désormais entièrement un réel de plus en plus soumis à l’injonction d’être « instagramable ». Plutôt que de s’en alarmer, la journaliste Charlotte Hervot, qui a suivi depuis ses débuts l’émergence du phénomène, a choisi de nous donner les bons outils pour y rester sans se miner. Comment draguer, nouer des relations amicales authentiques ou éduquer ses enfants aux dangers du numérique à l’ère du tout « instagramable » ? L’auteur développe ici quelques-unes des pistes abordées dans son (Petit) Guide de survie sur Instagram, en librairie aujourd’hui.

Pourquoi a-t-on mis autant de temps à reconnaître Instagram comme un véritable sujet d’enquête ? 

Je ne suis pas sûre qu’il soit encore reconnu comme tel. Lorsque j’entends des chroniques aussi méprisantes que celle de Guillaume Erner, dans sa matinale sur France Culture, sur les influenceurs, j’en doute. Ce genre de discours émane souvent des personnes qui vont considérer que « internet, ça n’est pas la vraie vie ». Mais il y a une vraie culture numérique, avec ses codes, ses références, ses personnalités… J’ai eu envie de montrer une autre facette du réseau social, trop souvent caricaturé. Quand je proposais des idées d’articles sur ce réseau social il y a encore quelques années, ou quand j’appelais des sources pour les réaliser, on me répondait : « Insta quoi ? »

J’ai eu envie de montrer une autre facette du réseau social, trop souvent caricaturé

Il y a maintenant plus d’un milliard d’utilisateurs d’Instagram dans le monde, dont 17 millions en France. À ma petite échelle, je me rends compte que le sujet arrivait dans la discussion avec un tas de gens très différents, que je sois avec mes potes, des journalistes, des coiffeurs, des avocats, des libraires, des restaurateurs, des architectes, des entrepreneurs, des acteurs du tourisme, des ados, leurs parents… et que ça les impacte tous d’une façon ou d’une autre. Difficile, donc, d’y voir autre chose qu’un sujet de société. 

Alors, en quoi la pratique d’Instagram est-elle devenue essentielle dans nos vies ?

En moins de dix ans, Instagram a totalement transformé nos façons de voir, de manger, de communiquer, de consommer, de voyager… d’être au monde, finalement. Et il n’y a pas besoin d’être utilisateur d’Instagram pour être touché dans son quotidien. Depuis quelques années, on parle quand même d’endroits « instagramables », pour désigner des lieux qui reprennent les codes esthétiques en vogue sur la plateforme. Sans compter que l’esthétique d’Instagram et le mode de vie qui va avec a radicalement changé la physionomie de certains quartiers en ville et, par là-même, leur population. C’est aussi, comme Airbnb, un catalyseur du tourisme de masse.

Mais il y a d’autres enjeux : politiques ; on sait désormais que Instagram a été l’outil le plus efficace de la propagande russe pro-Trump, ou encore financiers. Aujourd’hui, la plateforme, transformée en énorme supermarché, est estimée à plus de 100 milliards de dollars. Toute une économie, celle de l’influence marketing, s’est développée autour et cela a fait naître de nouveaux métiers, comme celui « d’influenceur », qu’on réduit souvent à des hommes et femmes-sandwichs. L’activité a complètement bouleversé le secteur de la publicité. Maintenant qu’elle s’est professionnalisée, il faut la réguler. Autre conséquence : on est en train de se rendre vraiment compte que les réseaux sociaux ne sont pas vraiment pas des espaces « virtuels », car les traces numériques qu’on y laisse peuvent parfois se retourner contre nous IRL, « dans la vraie vie ».

Instagram est devenu un énorme supermarché

Désormais, le Fisc, les avocats, les magistrats ou encore les huissiers utilisent Instagram au quotidien. La meilleure illustration récente de tout ça a été le litige autour de la succession de Johnny Hallyday. Pour déclarer que le rockeur était « résident français », et que ses enfants ne pouvaient donc pas être déshérités puisque la loi l’interdit ici, les juges ont notamment analysé un « tableau de géolocalisation Instagram », tiré du travail d’enquête d’une journaliste du Figaro. Plus proches de nous, les captures d’écran peuvent aussi peser dans la balance dans le cadre d’un divorce contentieux ou d’une procédure de licenciement. En fait, Instagram est un prétexte pour parler de la société et ça en dit souvent long sur notre époque.

Qu’est-ce que notre passion pour ce réseau dit de nous ?

Beaucoup de choses. Notre façon de « consommer » Instagram par exemple, généralement plusieurs sessions de quelques minutes par jour, trahit à quel point on redoute le vide, les temps morts. Aujourd’hui, notre attente doit être valorisée, voire rentabilisée. Et ceux qui ont développé Instagram l’ont compris mieux que quiconque. En 2012, un ancien prof d’un des cofondateurs de l’appli racontait au New York Times qu’Instagram n’était pas tant un triomphe technologique qu’une victoire du design et de la psychologie. Et ça se vérifie facilement.

Si l’ennui était vraiment valorisé, il y aurait beaucoup moins de monde sur Insta

Demandez à n’importe quel utilisateur du réseau pourquoi il se connecte et il vous dira qu’Instagram est devenu « un réflexe », « une habitude ». Et ce n’est pas un hasard, puisque toutes ces technologies ont été conçues comme des « solutions » à un « problème » ou à un besoin immédiat. La plupart du temps, il s’agit de nous aider à faire face à des émotions, positives, mais surtout négatives, comme l’ennui. À partir de là, on est vraiment conditionnés pour que dès que l’ennui pointe, notre cerveau réponde « Instagram » ! Et je suis persuadée que si l’ennui était plus valorisé chez nous, il y aurait beaucoup moins de monde sur Insta.

Ça drague, sur Insta ? 

Oh oui ! Un tas de mots en -ing existent pour décrire les nouvelles tactiques de séduction : orbiting, breadcrumbing, gatsbying… Perso, j’ai inventé le « joshing », du nom de l’ex d’une copine, qui avait la manie de ne pas répondre à ses messages durant un certain temps tout en continuant à s’afficher sur Instagram en parallèle, ce qui la rendait dingue. Mais avant de draguer, il y a souvent l’étape stalking (de l’anglais to stalk, épier).

Je pense que pour les ados, c’est une énorme pression de grandir avec Instagram

C’est le fait de chercher des infos sur quelqu’un sur internet et c’est devenu une étape quasi incontournable dans le « parcours » de séduction. On va stalker aussi bien pour se protéger que pour ne pas se planter. Comme s’il fallait que ça matche à tout prix. Pour moi, ça montre qu’il n’y pas, ou si peu, de place pour l’incertitude et l’échec aujourd’hui. Et ce qui m’a interpellée, c’est que des  gens très jeunes sont déjà dans ce schéma. Je trouve ça un peu flippant et je me dis que ça doit être une énorme pression de grandir avec Instagram.

Tu t’es aussi intéressée aux usages des adolescents sur Instagram et tu proposes aussi un petit guide décomplexant à l’usage des parents. Pourquoi ?

Oui, et ça n’était prévu. Mais, en discutant avec des ados et de jeunes adultes, je me suis aperçue qu’ils n’avaient pas du tout les mêmes usages des réseaux sociaux que moi et j’ai trouvé ça passionnant. Les jeunes sont hyper créatifs et ce sont les meilleurs pour détourner les fonctionnalités du réseau social et échapper à leurs travers ou mener leurs combats du quotidien. Une ado m’a raconté que, dans son collège, ce qu’on leur servait à la cantine était tellement immonde que des élèves ont créé un compte Instagram pour montrer ce qu’il y avait sur les plateaux. Il y avait notamment une photo de pain avec un ver dedans. Eh bien, ça a payé, la direction a fini par changer de prestataire.

Souvent, les ados ont bien plus conscience que leurs parents des enjeux qu’implique la vie numérique

J’ai voulu leur donner la parole, parce que je trouve qu’on ne les entend pas assez sur ces sujets, qui pourtant parlent d’eux. La plupart du temps, soit on les présente comme des victimes, du harcèlement, de la pornographie… ce qui arrive, malheureusement et j’en parle aussi ; soit comme des individus débiles rivés à leur écran. Alors que souvent, ils ont bien plus conscience que leurs parents des enjeux qu’implique la vie numérique et ils maitrisent mieux leurs paramètres de confidentialité. De l’autre côté, je fais face à des parents un peu paumés, inquiets aussi, car souvent restés à « l’ère Facebook » et qui ne comprenaient pas très bien pourquoi leurs gamins passaient autant de temps sur YouTube, Snapchat, Instagram, Tik Tok ou 21 Buttons. L’idée était de dédramatiser ça, en donnant des pistes de réflexion et des ressources plutôt que des leçons, pour en faire un sujet de discussion.

Pour aller plus loin : (Petit) Guide de survie sur Instagram