Figure 1: Alice Neel, Autoportrait, 1980, huile sur toile, 137,2 x 101,6 cm, Washington D.C., Smithsonian Institution, National Portrait Gallery.

Portrait de l’artiste en tenue d’Adam (et d’Ève)

Les rides, le teint blême, les seins pendants témoignent des réalités du corps vieillissant de manière crue.

De l’Antiquité à nos jours, représenter une personne réelle en tenue d’Adam (et d’Ève) tient du défi artistique et technique. Les plus grands artistes – Raphaël, Picasso, Rubens – se sont passionnés pour cette zone d’ombre de l’art, qui modifie en profondeur la manière dont l’identité est représentée et modelée.  Sous le pinceau de l’artiste, le portrait nu révolutionne les codes de représentation classique et soulève des questions épineuses : comment réaliser des portraits de femmes nues ? Quelle est la place de l’artiste dans cette configuration complexe ? Dans un ouvrage inédit, Camille Viéville nous plonge dans une réflexion historique sur les défis de la représentation du corps, ses enjeux artistiques et ses évolutions techniques.

Bien que le portrait nu soit une pratique séculaire dont les premières manifestations se retrouvent dans la Grèce ancienne, de nombreux artistes contemporains ont décidé de lui dédier leur pinceaux. Parmi eux, Alice Neel, Christian Schad et Lucian Freud, dont nous allons faire ici les portraits.

Alice Neel, une révolution féminine

Née le 28 janvier 1900 en Pennsylvanie, Alice Neel est une peintre figurative américaine, l’une des plus importantes du xxe siècle. Après des études d’art à la Philadelphia School of Design for Women, elle s’installe dans le quartier bohème de Greenwich Village à New York, où elle s’initie au communisme et s’engage auprès des minorités marginalisées, Afro-Américains, Portoricains, homosexuels. Elle a essentiellement réalisé des portraits de ses confrères artistes – souvent des femmes, qu’elle représente de manière réaliste, sans érotisation ni idéalisation, défiant ainsi les normes traditionnelles de représentation des femmes.

Elle réalise son autoportrait en 1980, soit quatre ans avant sa mort. À l’antipode des portraits idéalisés de déesses antiques, cette œuvre dévoile les marques de l’âge sans détours. Les rides, le teint blême, les seins pendants témoignent des réalités du corps vieillissant de manière crue, presque choquante. Alice Neel propose ici une vision renouvelée de l’identité féminine, loin des canons artistiques et de la perfection physique, mais particulièrement en phase avec les questions féministes de son époque.

Figure 1: Alice Neel, Autoportrait, 1980, huile sur toile, 137,2 x 101,6 cm, Washington D.C., Smithsonian Institution, National Portrait Gallery.
Figure 1: Alice Neel, Autoportrait, 1980, huile sur toile, 137,2 x 101,6 cm, Washington D.C., Smithsonian Institution, National Portrait Gallery.

Christian Schad, une critique sociale

Christian Schad est né le 21 août 1894 près de Munich, en Allemagne. Après de courtes études secondaires, il décide de quitter le lycée pour se consacrer à la peinture. Il rejoint l’école des beaux-arts de Munich, mais abandonne très vite son cursus. En 1914 lorsque la guerre éclate, il simule une maladie grave pour quitter les rangs de l’infanterie et se réfugie en Suisse. Au fil d’un parcours chaotique, il devient un photographe et un peintre expressionniste en vogue, particulièrement actif auprès des dadaïstes.

Autoportrait, Schad
Figure 2 : Christian Schad, Agosta l’homme ailé et Rasha, la colombe noire, 1929, huile sur toile, 120 x 80 cm, Londres, Tate Modern.

Schad réalise cet autoportrait en 1929, sous l’influence de la Nouvelle Objectivité, ce mouvement artistique qui combine le réalisme objectif à la critique sociale. Il se représente ici sous les traits d’un homme porteur d’une déformation du thorax [1], une marque physique qui valut naguère à ceux qui en étaient affligés d’être exposés comme des bêtes de foire. Cette représentation déconcertante d’un corps diminué est une véritable critique de l’objectification et de l’aliénation sociale qui affecte les êtres différents.

Cet homme, tout comme la femme noire qui l’accompagne, provoquent l’imaginaire voyeuriste d’une époque profondément marquée par le paradigme colonial.

Lucian Freud, un réalisme impitoyable

En termes d’époque, Lucian Freud est beaucoup plus proche de nous que ne le sont les deux autres peintres, puisqu’il est né au cœur du xxe siècle : sa vie a d’ailleurs profondément été marquée par les événements qui jalonnent ce siècle. Petit-fils de Sigmund Freud, Lucian naît à Berlin en 1922. L’arrivée d’Hitler au pouvoir précipite son destin, car ses parents fuient l’Allemagne pour s’installer à Londres. Il étudie alors à la Darlington Hall School, puis à Bryanston, deux écoles réputées. D’abord passionné de dessin, il se tourne vers la peinture dans les années 1950, puis se consacre presque entièrement au nu dans les années 1970. Son style est caractérisé par un réalisme impitoyable : ses modèles sont souvent des femmes marquées par l’âge et la maternité, comme la Reine Elizabeth, dont il fit un portrait controversé.

lucian-freud-autoportrait

Cette œuvre est son premier autoportrait nu : comme toutes ses autres peintures, elle est dénuée de toute idéalisation du corps humain, car selon Lucian Freud, une œuvre se doit de « refléter la vie » pour émouvoir celui qui la regarde. L’artiste ne peignait que des modèles vivants, de préférence des contemporains ayant marqué l’actualité récente. Parmi eux, l’artiste australien Leigh Bowery, le top-model Kate Moss ou encore Sue Tilley, une fonctionnaire de l’administration britannique célèbre pour ses formes opulentes. Lucian Freud est décédé en 2011, laissant en héritage une œuvre qui continue d’interroger notre perception et nos représentations du corps nu.

Pour aller plus loin : Le Portrait Nu

[1] Le Pectus Carinatum, de son nom scientifique