Giorgione, le peintre le plus mystérieux de la peinture italienne

Au loin, s’enfuit vers l’horizon une cité auguste et rêveuse. L’orage approche. Une belle jeune femme en haillons, abandonnée, au visage désespéré, donne le sein à son enfant.

Ce vénitien est mort de la peste en 1510, à l’âge de 33 ans, regretté de tous, après avoir vécu, dit-on, d’amour et de musique. Sa poésie est insurpassable parce qu’elle est insaisissable, le « vrai » sujet du tableau nous restant souvent inconnu ; Giorgione élimine ainsi le prosaïsme du récit, de l’anecdote. Dans La Tempesta, il ne reste que le mystère visible : un paysage nocturne, la rencontre improbable entre deux êtres inconnus dont les destinées n’ont rien de commun et un éclair qui scelle pour toujours cet instant.

giorgone l'orage paul veyne
Giorgione, La Tempesta, (L’Orage), Venise, avant 1510

 

 

Ce tableau est tout un poème. C’est une des oeuvres les plus délicates et poétiques qui soient au monde.

Au loin, s’enfuit vers l’horizon une cité auguste et rêveuse. L’orage approche. Une belle jeune femme en haillons, abandonnée, au visage désespéré, donne le sein à son enfant. Passe un jeune berger (car c’est un berger ; en haut de sa houlette, le crochet horizontal est vu en raccourci) ; il aperçoit la femme, mais à cet instant un éclair zèbre le ciel. On sent qu’il va se passer quelque chose, mais quoi ? La scène est lourde d’un avenir imminent.

C’est une symphonie de reflets lumineux et de tonalités, et c’est le premier chef d’oeuvre du paysage moderne. On ne saurait dire quelle est l’heure de ce jour d’été ; sous un ciel verdâtre, tout est enveloppé et unifié par une luminosité raréfiée et vibrante, une atmosphère palpable d’orage prochain. Cette atmosphère est comme une couleur qu’aurait l’air ; ce n’est pas l’obscurité d’un ciel couvert, puisque les couleurs des figures et des vêtements blancs ou framboise n’en sont pas obscurcis. En revanche,  elles sont modulées, et la modulation des tons sur toute l’étendue de la toile est d’une subtilité jamais égalée.

Qu’importe le sujet de ce tableau énigmatique ? Tout ce qu’on y voit est poétique ou émouvant : une luminosité étrange, une solitude, au loin des tours et les maisons des hommes, un ruisseau tortueux, des ruines, un jeune berger distingué et élégant comme un seigneur, une jeune mère abandonnée et à demi nue, l’instant de leur rencontre, un éclair à cet instant même… Et pourquoi, au bord du chemin, ce tombeau païen, surmonté de deux colonnes tronquées ?

Présagerait-il une vie précocement interrompue pour ces deux êtres ? On a proposé cent explications de ces énigmes : naissance de Vénus, Moïse sauvé des eaux, histoire d’Hypsipyle, allégorie des vertus de Force et de Charité, allégorie des quatre éléments, Adam et Ève exclus du Paradis…

Une idée vient à l’esprit, serait-ce un Novellenbild (comme dit Burckardt), l’illustration de quelque narration romanesque, alors à la mode et aujourd’hui oubliée ? jupiter à fait un enfant à cette mortelle ;  son père (le roi de la cité voisine ?) l’a chassée loin de lui. Un beau berger aperçoit la belle abandonnée et le fils du dieu, il va les recueillir. Jupiter scelle cet instant d’un trait de sa foudre.

Paul Veyne

Pour aller plus loin : Mon musée imaginaire