De l’art de couper les corps en morceaux

L’individu n’est plus seulement dénudé, il est littéralement ouvert, offert à tous les regards. En mettant à nu les chairs et les tissus, on désacralise la création divine.

Le corps humain est longtemps resté insondable, recouvert d’un voile pudique et protecteur, notre peau [1]. Même si la chair, le sang ou l’os ont été des motifs récurrents dans les représentations (notamment médiévales), il faudra attendre la Renaissance, pour que les avancées de la médecine ouvrent les premières brèches sérieuses : dans les salles de dissections, les chairs sont mises à nu, la peau écorchée, les organes disséqués par le scalpel des médecins mais aussi par le pinceau des artistes. Ce « regard anatomique » donne lieu à des œuvres surprenantes, qui ont en commun une fascination nouvelle (parfois morbide) pour cet envers sanguinolent du décor.

Paradoxalement, ces œuvres ne sont pas des « célébrations » de la mort, mais plutôt le moyen de dépasser la sacralité du corps : il s’agit de disséquer pour découvrir, comprendre et dompter la matière. Les Lumières ne sont pas loin.

À cette découverte des profondeurs du corps humain s’associe alors une nouvelle esthétique, qui s’épanouit dans la subtilité chromatique de la pâleur ou le hiératisme des chairs morbides. Les artistes ne recherchent plus la grâce du mouvement, comme c’était le cas dans l’Antiquité, mais confrontent leurs savoirs et leurs techniques à la rigidité cadavérique, à la décomposition des chairs et aux arabesques formées par les réseaux sanguins. Les poses et les corps idéalisés cèdent la place à la force de l’inertie et à la délicate palette de la putréfaction : une petite révolution. La pratique de la dissection elle-même était considérée comme une forme d’art.

Ainsi, le terme « anatomie » en grec désigne « l’art de couper en morceaux »[2] : la fameuse « leçon » grâce à laquelle les étudiants en médecine sont introduits à l’étude du corps humain s’inscrit dans une dynamique scientifique et artistique.

La leçon d’anatomie du docteur Tulp, Rembrandt, 1632.

Cette improbable union de la science et de l’art est également une forme de défi (et de transgression) envers la religion, puisque l’anatomie met en avant l’être humain dans une position d’impudeur absolue : l’individu n’est plus seulement dénudé, il est littéralement ouvert, offert à tous les regards. En mettant à nu les chairs et les tissus, on désacralise la création divine.

En ce sens, la Renaissance est l’aube de l’art telle que nous le connaissons aujourd’hui : un art très souvent dénué de tout mysticisme, s’appliquant à renvoyer aux réalités du monde, un art du scalpel.

Pour aller plus loin :  Le Portrait Nu

 

[1] Pieters Corinne. L’anatomie entre art et science au XVIe siècle : autopsie d’un regard. In: Communication et langages, n°127, 1er trimestre 2001. Dossier : Le corps saisi par l’image. pp. 61-77.

[2] Alain Bouchet : http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/images/livres/gd/04.pdf