penser schéma et dessin

Ces images qui nous permettent d’aller sur la lune… Ou d’invoquer les démons

La schématisation est en tous lieux et à toutes les époques consubstantielle à réflexion, à la spéculation, qu’elle soit  de nature religieuse, comme c’est le cas dans de nombreuses cultures traditionnelles, ou qu’elle soit à plus forte raison de nature scientifique, économique ou technique, pour nous aujourd’hui. En tant qu’historien de l’Europe médiévale, je ne prétends évidemment pas que le « penser par figure » a commencé avec le Moyen Âge et moins encore qu’il se limiterait à l’Occident ! Mais j’attire l’attention sur un moment important de l’histoire européenne, disons le XIIIe siècle pour faire vite, où ces schémas, graphiques, diagrammes – les noms que nous leur donnons varient – se développent particulièrement vite et massivement dans la culture lettrée des écoles monastiques puis urbaines, puis à l’Université au siècle suivant. Ces schémas reçoivent dès cette époque plusieurs noms, dont celui de figura que je privilégie en raison de la richesse de ses connotations.  Ils ont des fonctions d’explicitation, d’enseignement, de mémorisation, de contemplation, et pour finir même, dans certains cas, une fonction performative : certaines figures permettent par exemple d’invoquer efficacement les démons !    

On a souvent tendance à dénoncer la “pensée power point”. Le célèbre logiciel est régulièrement accusé d’avoir propagé un logiciel de pensée figé et falsificateur dans toutes les sphères de la société. Vous défendez la thèse inverse, à savoir que les figures et les schémas nous ouvrent à de nouveaux degrés de compréhension du monde…

Les ordinateurs offrent aujourd’hui des facilités graphiques « clefs en main » dont on risque d’abuser, si on soumet sa pensée aux schémas disponibles, au lieu d’en inventer de nouveaux qui correspondent mieux à ce qu’on pense et ce qu’on veut expliquer. À partir de là, on peut en effet exprimer sa pensée avec une puissance sans précédent, en profitant notamment de la troisième dimension, qui n’était pas concevable dans une figure médiévale. Toutes les simulations en matière d’architecture, de conception de nouvelles machines ou d’exploration de l’espace, démontrent quotidiennement la puissance heuristique de ces objets, qui ne sont pas des « illustrations » de ce qu’on a déjà pensé, mais des outils (notamment scientifiques) pour faire avancer sa pensée, trouver de nouvelles.    

Au Moyen-Âge et à la Renaissance,  les  figures et les schémas entretiennent un véritable art de la mémoire mis au service du dévoilement de la vérité – qu’elle soit mystique, philosophique, ou les deux.  Pouvez-vous nous en dire plus ?

En effet, le premier domaine dans lequel j’observe le développement des « figures » médiévales est la théologie morale, suivie par la géométrie et l’astronomie ; j’en poursuis l’exploration jusque dans la médecine et même les arts magiques et la nécromancie. Dans le vaste panorama des sept arts libéraux, qui recouvrent à peu près tout ce qu’on peut appeler les sciences de l’esprit et les sciences de la nature, et au-delà même car ils sont sans cesse débordés par l’inépuisable curiosité des savants et des praticiens,  dans le domaine du droit et de  la parenté par exemple, on observe ces mêmes progrès de la schématisation graphique. Or, ces domaines ne sont pas isolables les uns des autres : la théologie, la médecine, les sciences de la nature sont un seul et même univers fondé sur les correspondances entre le macrocosme (la Nature créée) et le microcosme (le corps humain lui-aussi créé par Dieu), même si chaque savoir distinct requiert des capacités spécifiques, celui du médecin par exemple. Tous les aspects du monde sont en correspondance avec tous les autres, dans une puissante pensée de type analogique. Par exemple, les humeurs du corps humain et les phases de la lune ou le souffle des vents ont des correspondances entre eux, et c’est justement le rôle des « figures » d’établir visiblement ces liens entre tous ces aspects, de les mettre en rapport. 

Par exemple, les humeurs du corps humain et les phases de la lune ou le souffle des vents ont des correspondances entre eux

La capacité à schématiser sa pensée a longtemps été considérée comme un signe de supériorité morale et intellectuelle. Dans quelle mesure cette vision persiste à travers les défilés d’experts mobilisés par les médias, instituts & cie pour présenter leurs courbes, diagrammes, schémas et autres figures ? 

Au Moyen Âge, les manuscrits dans lesquels je repère et étudie ces schémas appartiennent à la culture lettrée, longtemps exclusivement latine et réservée aux clercs. Ils sont utilisés par eux et pour eux, durablement. La division litterati / illiterati est l’une des composantes essentielles de la société médiévale. Mais elle n’est plus justifiée à notre époque, à l’âge de la démocratie : il est essentiel au contraire que les « experts » partagent leur savoir aussi bien que leurs doutes. Les figures sont un bon instrument pédagogique, à l’encontre de la tentation de s’en servir pour dissimuler le savoir et le confisquer à son seul profit, sous de beaux schémas qui en jettent plein la vue, mais dont les raisons d’être et la logique sont tenus cachées…

Propos recueillis par Elena Scappaticci

Pour aller plus loin : Penser par figures