femme sorcières et diaboliques

D’Ève aux sorcières, l’invention théologique de la femme « diabolique »

Ignores-tu que tu es Ève, toi aussi ?

La figure d’Ève apparaît toujours aujourd’hui comme l’image originelle de la femme sujette à la tentation , et à son tour tentatrice et fauteuse de la chute de l’homme. Cette identification de la femme au diabolique a servi d’alibi théologique pour « ontologiser » le mal chez la femme, nous expliquent Bertrand Lançon et Adeline Gargam, auteurs d’une Histoire de la misogynie, chez Arkhê.

« Ignores-tu que tu es Ève, toi aussi ? »

Telle est la question initiale que pose Tertullien à toute femme qui lirait son traité sur La Toilette des femmes. Avocat africain de grande éloquence, Tertullien est l’un des tout premiers grands auteurs chrétiens de langue latine. Si, dans son traité De anima, il dénie toute sexuation de l’âme, il vilipende la coquetterie des Romaines de son temps en rappelant avec insistance la figure d’Ève. Il invoque la Genèse pour représenter aux femmes que c’est sur leur sexe que s’est portée la sentence de Dieu et qu’elles sont la porte du diable (diaboli ianua).

L’identification de la femme au diable

Sans être suivi sur ce point par tous les Pères, loin s’en faut, Tertullien n’en est pas moins à l’origine d’un discours puissant, devenu ensuite croyance, selon lequel il y aurait une « secrète accointance » entre le démon et la femme, dont celui-ci ferait son agent de prédilection, cela du fait d’une vulnérabilité et d’une propension à la tentation.

Entre les XII et XVII siècles, cette identification de la femme au diabolique est devenue un lieu commun du discours des théologiens et des jurisconsultes. Elle a servi d’alibi et d’arme misogynes pour, d’une part, « ontologiser » le mal chez la femme et pour, d’autre part, exterminer physiquement et symboliquement celle qu’on croyait être une source maléfique et fatale.

Selon Tertullien, il y aurait une « secrète accointance » entre le démon et la femme

Augustin avait perçu cela de manière subtile : pour lui, la tentation par le diable se fait à travers une partie psychique qui révèle, au sein de l’homme, comme une image ou un exemplaire de la femme. Même si Augustin ne croit aucunement en une quelconque infériorité de la femme par rapport à l’homme, la part féminine de l’homme est cependant perçue par lui comme étant son talon d’Achille, celui par lequel le diable peut exercer ses tentations.

Cette dualité dans l’union est au cœur de la conception augustinienne de l’homme, qui voit en lui un être intrinsèquement conjugal au-dedans de soi-même. Pour Augustin, la différenciation des sexes a une fin spirituelle, qui est de manifester à l’homme, en deux êtres qui sont distincts, une harmonie qu’il se doit de réaliser en lui-même. Ève représente les appétits de l’âme par lesquels les hommes gouvernent leur corps.

La lubricité de la femme comme source ontologique du mal

Le texte de la Genèse n’assimile en rien le fruit de l’arbre défendu par Dieu à la tentation charnelle. Comment donc en est-on venu à ce rapprochement ? C’est sans doute par le truchement de gloses allégoriques qui ne sont pas antérieures au Moyen Âge. Ainsi, au XII siècle, dans son livre sur la Genèse, Hugues de Fouilloy énonce que ce fruit est comparable à la volupté charnelle : son odeur, sa couleur et sa saveur rappellent les trois éléments de la volupté : la flatterie, l’honneur et l’amour.

Cette comparaison entraîne de nouvelles assimilations, celles d’Ève à la délectation et d’Adam à l’amour de la délectation, assimilations qui furent reprises, au xiie siècle, par Richard de Saint-Victor et saint Martin de Léon. Par là même, des auteurs médiévaux firent subrepticement glisser la tentation vers un autre objet, celui de la chair. Dans les lieux communs de la pensée populaire, le fruit défendu fut dès lors moins celui de la connaissance du bien et du mal que celui du plaisir charnel, associé de manière topique à la tentation féminine. Un plaisir charnel qui fut, par les sociétés du Moyen Âge et d’Ancien Régime, fantasmé bien souvent en termes d’excès et fit de la femme, pour plusieurs siècles, un être ontologiquement maléfique et méphistophélique. Le discours théologique a contribué particulièrement à construire cette image dépréciative du féminin et à propager ces superstitions dans les mentalités collectives, surtout entre les XII et XVII siècles.

Le texte de la Genèse n’assimile en rien le fruit de l’arbre défendu par Dieu à la tentation charnelle.

Ces époques ont en effet vu se répandre, sous l’impulsion des démonologues, une idéologie ecclésiale empreinte de méfiance à l’égard du plaisir de la chair et marquée d’un mépris envers la femme réputée en être l’incarnation à cause d’un corps qui symbolisait dans l’imaginaire social le vase du péché où l’homme risquait de s’abîmer. Cette diabolisation de la femme, on la doit en premier lieu, on l’a vu, à Tertullien, mais aussi, par la suite, aux théologiens français et catalan Bernard Gui et Nicolas Eymeric, mais surtout aux deux dominicains allemands Heinrich Institoris et Jakob Sprenger.

Leur célèbre manuel de démonologie, le Malleus Maleficarum (1486-1487), traduit en français sous le titre Le Marteau des sorcières, constitue le livre de référence de la misogynie médiévale. Ce livre terrifiant a connu une audience européenne spectaculaire – avec pas moins de 30 000 exemplaires parus entre 1486 et 1669 – et continue d’ailleurs, à notre époque, d’inspirer certains auteurs et dessinateurs de bande dessinée tels que Stéphane Brangier et Jean-Christophe Thibert. Il a allaité par la suite de nombreux penseurs de la Renaissance et de l’âge classique.

Pour aller plus loin : Histoire de la misogynie