Brève histoire transgenre du Moyen Âge

L’époque médiévale où l’église chrétienne constituait l’institution dominante, bien qu’elle n’ait pas institutionnalisé le changement de genre, a été l’objet d’expériences sur la transidentité d’une grande complexité.

L’idée qu’une femme de naissance puisse devenir un homme (et vivre selon cette identité pendant toute une vie) est une réalité que vivent de nombreuses personnes au début du XXIe siècle. Pourtant, nombreux sont ceux qui doutent de la possibilité d’un tel changement. Dans une société dominée par le christianisme, la soumission de la femme à l’homme est « naturelle » tout comme la binarité sexuelle, essentialisée depuis le récit de la création biblique. Il existe pourtant des exemples plus nombreux qu’on ne le pense souvent, depuis la fin de l’Antiquité chrétienne, romancés et/ou réels, de femmes ayant volontairement ou non pris l’habit d’homme et parfois pour toute la vie. Des chercheur.e.s, souvent féministes, les ont sorti.e.s des archives où ils-elles vivaient dissimulé.e.s depuis que la critique chrétienne moderne s’était efforcée de les dissimuler sous l’aspect de fables datées auxquelles on ne pouvait guère accorder de crédit[1]

Avant l’avènement du naturalisme, les mots sexe (sexus) et genre (genus) étaient utilisés, mais pas tout à fait de la même manière qu’ils ne le sont aujourd’hui. Genus pouvait désigner les organes sexuels, mais aussi le genre (masculin/féminin) et l’espèce. Sexus pouvait aussi prendre le sens de genre – comme dans l’expression sexus perfectior (sexe parfait) pour désigner le genre masculin –  mais désignait plus couramment les organes sexuels. Il existe donc une différence entre les deux termes, mais elle est plus fine, plus subtile que la simple différence sexe biologique, genre social. D’ailleurs il n’existait pas deux sexes mais trois, car les textes de lois reprennent tous la formule latine : Omnes homines aut sunt masculi aut feminae aut hermaphroditi (tous les hommes sont ou masculins ou féminins ou hermaphrodites).

Dans le monde byzantin, il y existait aussi de manière tout à fait officielle un troisième sexe, celui des eunuques, qui comme les anges, n’étaient pas assimilables une binarité sexuée. Il était aussi possible, dans une certaine mesure, de changer d’organes sexuels puisque des opérations pouvaient parfois être opérées sur des personnes intersexuées. Et il n’était pas non plus impossible de changer de genre ou de rester dans une certaine ambiguïté dans la superposition de sexus et genus. Et l’exemple le mieux documenté est certainement celui de la moine transgenre.

« Toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux »[2]

Dans les premiers temps chrétiens, on interprétait souvent le fait que Dieu ait créé l’humain à la fois homme et femme. Bien que cette doctrine ait été démentie ensuite par les tenants de l’orthodoxie chrétienne à l’époque des grands conciles (IIIe-VIe siècles), elle eut une grande influence sur un certain idéal d’androgynie. Les gnostiques, un ensemble hétérogène de croyants, décrétés hérétiques par la suite, mais très populaires à leur époque, écrivaient leurs versions de la vie de Jésus et introduisaient des possibilités de changement de genre :

Simon Pierre leur dit : « Que Mariam sorte de parmi nous, car les femmes ne sont pas dignes de la vie ». Jésus dit : « Voici, moi je vais la guider afin de la faire mâle, en sorte qu’elle devienne, elle aussi, un esprit vivant semblable à vous les mâles, car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux »[3]

Thècle, vierge disciple de saint Paul, avait, à un moment de sa vie, pris l’habit et la coupe de cheveux d’un homme et Paul l’avait autorisé à prêcher sous cet aspect. L’idée que l’on pouvait se raser la tête et renier le vêtement féminin se trouvait chez les disciples d’Eustathe de Sébaste, maître de Basile de Césarée (mort en 377). L’Epître aux Corinthiens  de Paul, disciple de Jésus Christ parlait de voiler les femmes ; ces femmes plus extrêmes coupaient leurs cheveux et prenait l’apparence des hommes. L’interdit du Deutéronome, texte de l’ancien testament qui interdisait formellement l’inversion des habits sexués, a ainsi pu trouver à un moment une voie de contournement. La suite du passage de l’Epître aux corinthiens, souvent commentée par rapport à la question du voile des femmes, envisageait aussi la possibilité de se couper les cheveux.

Si une femme ne se voile pas la tête, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux à une femme d’avoir les cheveux coupés ou la tête rasée, qu’elle se voile. (1 Ep cor., 16)

Frontal de Sainte Eugénie-Eugène
Frontal de Sainte Eugénie-Eugène, détrempe à fond d’argent sur bois, fin du XIIIe siècle, Musée des Arts décoratifs, Paris, Photo : CM

À partir de là, on rencontre dans l’hagiographie (ou écriture des vies de saints) de nombreuses personnes ayant changé, par la performance, leur genre. Matrona avait fui un mariage qui lui déplaisait et devint l’eunuque Babylas. Marguerite devint le moine Pélage. Et entre le IIIe et le VIIe siècle dans l’Empire Byzantin on rencontre encore Eugenia/Eugenios, Euphrosyne d’Alexandrie/ Smaragdus, Theodora/Theodoros.

Certaines de ces vies sont considérées comme fictives, d’autres comme probablement réelles, et les historiens ont fait remarquer que prendre une identité masculine était un mode d’entrée en religion pour les femmes à une époque où elles en étaient exclues. En faisant cela, on oubliait peut-être de mentionner la réelle performance de genre qui était à l’œuvre : vivre non pas déguisé mais endosser les attitudes, la vie, le comportement des hommes. Et en fait, le phénomène n’a guère disparu à l’époque où l’accès à la vie monastique était ouvert aux hommes comme aux femmes, et les retrouver est d’autant plus difficile qu’un changement de genre réussi disparaissait dans les archives, à une époque où il n’y avait ni état civil ni papiers d’identité.

Joseph/Hildegonde, novice au monastère de Schönau

La vie de Joseph/Hildegonde fait exception [4]. Parce son parcours rappelait celui de Sainte Marina/Marinos, elle fascina ses contemporains qui pensèrent (sans succès pourtant) en faire une sainte transgenre de leur temps. On connait cinq versions de la vie de ce personnage, qui en fit le récit à un de ses frères moines avant de mourir. Il a tout raconté, omis de dire qu’à la naissance il n’était pas un garçon.

Dans les années 1160, un homme de Neuss, à quelque distance de Cologne, eut une fille. Sa femme étant décédée, il emmena sa fille avec lui en pèlerinage à Jérusalem, vêtue en garçon et appelée Joseph. Il n’était pas si rare de s’habiller en homme pour voyager, par souci de discrétion et pour des raisons pratiques (facilité de mouvement). Mais lorsque le père mourut et laissa son enfant seul, il garda son identité masculine, fréquenta l’école et prit la tonsure. Après quelques temps difficiles, la jeune personne parvint à se faire prendre sur un bateau par des pèlerins allemands et revint dans son pays. Le temps était alors celui d’une lutte séculaire entre l’Empire et la papauté (la lutte du Sacerdoce et de l’Empire[5]). Le jeune moine fut chargé par l’église de Cologne de porter à pied une lettre au pape qui résidait alors à Vérone (probablement Alexandre III), une mission très délicate et dangereuse tant il risquait d’être attaqué par les partisans de l’empereur. Arrivé à Augsbourg, un compagnon de voyage se joignit au jeune novice. C’était en fait un voleur, qui était poursuivi, et confia le produit de son larcin au novice innocent avant de se cacher. Traîné devant le tribunal, Joseph fut condamné à la pendaison pour ce vol qu’il n’avait pas commis. Là, un prêtre qui reçut la confession du novice –  une confession qui ne comprenait aucune mention de son passé féminin – intervint pour lui, retrouva le véritable voleur et proposa une ordalie pour hâter le jugement : c’est le feu (et donc Dieu) qui devait décider du coupable. Le feu brûla la main du voleur, et pas celle de Joseph. Le voleur fut pendu. À ce moment, l’histoire offre un retournement inattendu visant à montrer que Dieu était toujours derrière lui et justifiait son choix de vie. Un proche du voleur vint enlever le novice chez le prêtre, détacha le voleur, et pendit Joseph à sa place. Des bergers vinrent deux jours plus tard pour couper la corde et donner une sépulture au pendu. Miracle ! Il n’était pas mort, ce que les biographes expliquent par le fait que des anges l’avaient soutenu pendant deux jours au bout de sa corde. Les anges profitèrent du détour pour le transporter à Vérone où il put finir sa mission et porter la missive au pape.

Revenu dans le diocèse de Worms, il fut reçu comme novice à Schönau (à la frontière suisse de l’Allemagne actuelle). Il décéda au monastère après avoir confessé tout le récit de sa vie au Prieur du monastère. Frère Joseph confessa tout hormis son changement de genre, et annonça qu’il allait mourir prochainement. On lava le corps. Un novice anonyme qui raconta sa vie précisait l’étonnement des moines qui jamais ne s’étaient douté de rien. Ils voient des seins (ubera) mais ont du mal à le croire, font venir d’autres hommes, l’abbé, et même quatre experts qui finissent après de multiples vérifications par s’entendre sur le fait que « le défunt était une femme et non un homme »[6]. Dans ce monde unisexe, le texte insiste bien sur l’ambigüité qui persiste même devant la révélation du corps dénudé. Le seul organe féminin mentionné, ce sont les seins, comme une litote pour désigner tout l’appareil féminin.

La vie avait tant intéressé le confesseur qu’il avait commencé à l’écrire de son vivant. Mais à la découverte, il dit en avoir changé le genre, « il fit passer le genre masculin au féminin »  – genus masculinum in femininum transivit. L’utilisation du verbe transire fait état du passage d’un état à un autre, d’un transfert, et peut recéler une allusion au concept complexe de transitus qui renvoie au passage de la Terre au Ciel dans la théologie chrétienne. Bref, sa transition ne fut pas corporelle, elle se passa sur un autre plan.

Les textes latins désignant Hildegonde ne semblent pas chercher à donner un nom à ce cas particulier de changement de genre, dont ils mettent en exergue de manière répétée le caractère binaire : ils parlent d’un « homme qui était une femme » (femina fuit hic homo, comme écrit Enghelhard), ou d’une vierge qui « simulait d’être un homme » (virginis quae se virum simulaverat, selon Césaire de Heisterbach).
Ce sont les verbes qui importent. Elle était un homme et était une femme, ou elle était une femme simulant l’homme, plutôt que se déguisant. Donc, ce n’est pas tant l’habit qui est mis en exergue que l’être et les actions. Il ne s’agit pas de travestissement. Hildegonde agissait comme un homme malgré sa « faiblesse » féminine, elle s’épuisait et se rouait de discipline (une sorte de martinet utilisé par les moines pour dompter leur chair)  comme un homme. Le fait que son corps n’ait pas supporté ces actions ou ce traitement est maintes fois décrit et répété. Il s’agit donc bien de se comporter comme un homme, tout en soulignant que le corps et la nature de son sexe (sexus natura) ne le pouvaient supporter. Sans cesse le texte instaure cette distinction entre sexus natura et genus, qui n’est pas si lointaine que celle que nos contemporains ont déterminée entre sexe et genre mais vise surtout à distinguer les actions performantes, et le fait de surpasser l’état naturel.jeannedarc_sacreingres

La question qui se pose dans ces textes est celle des modalités de ce changement de genre. Il est bien possible de devenir un homme quand on est une femme dans la chrétienté médiévale. L’habit, la coiffure (tonsure) sont des signes plus importants qu’aujourd’hui, car l’être intérieur était censé être visible à l’extérieur. La question des caractères sexuels secondaires se pose pourtant en l’absence de traitement hormonal. Georges Sideris a bien montré, dans la continuité des travaux d’Evelyne Patlagean, que certaines de ces saintes avaient probablement existé. La récurrence des modèles, que l’on voit réapparaître avec le cas d’Hildegonde, ne montre pas tant que ces histoires étaient montées de toutes pièces, que le fait que lorsqu’un cas de ce type était révélé apparaissait, il était nécessaire de le faire entrer dans la case d’un type de sainteté déjà défini –  celui de la femme forte/ femme-homme (mulier fortis) qu’on faisait remonter à sainte Thècle. La question du poil est importante. À Byzance, un moine qui ne porte pas de barbe, ce n’est pas un homme, c’est un eunuque. En Occident, on a eu du mal à comprendre cela. Les vies de saintes trans rapportées en Occident les font tout simplement passer pour des hommes, mais des hommes à l’air juvénile.

C’est bien l’église chrétienne médiévale qui œuvre à la construction du genre. Comme l’écrivait avec humour Sam Bourcier, ce sont les spectateurs de la fête de Jeanne d’arc d’aujourd’hui qui seraient étonnés de se rendre compte que leur héroïne nationale, comme toutes les vierges moines dont elle était inspirée était aussi transgenre. On a entendu tout au long du début des années 2010 une série de prises de positions violentes homophobes et transphobes de la part d’associations et de particuliers se revendiquant de l’église chrétienne et catholique. Elles sont généralement fondées sur l’idée que la famille est le socle de la société, et que cette famille est fondée sur un couple hétérosexuel et leurs enfants au sexe bien déterminé à la naissance, et que cela aurait toujours existé. Ils feignaient d’ignorer les « personnes » se sont toujours construit un genre, et qu’il est toujours relationnel, comme le dirait Marilyn Strathern. Le christianisme et son idéologie ont beaucoup évolué, et s’inscrivent aussi dans l’histoire. Et l’époque médiévale où l’église chrétienne constituait l’institution dominante, bien qu’elle n’ait pas institutionnalisé le changement de genre, a été l’objet d’expériences sur la transidentité d’une grande complexité.

Chloé Maillet

Pour aller plus loin :

Bourcier, Marie-Hélène Sam, 2006, Queer zones, Paris, France, Amsterdam.

Dekker, Rudolf M., Lotte C. van de Pol, et Peter Burke, 1989, The tradition of female transvestism in early modern Europe, Basingstoke, Macmillan.

Hotchkiss, Valerie R. 1996, Clothes makes the man: female cross dressing in medieval Europe.

Maillet, Chloé,  2014, La parenté hagiographique, XIIIe-XVe siècle : d’après Jacques de Voragine et les manuscrits enluminés de la « Légende dorée », c. 1260-1490, Turnhout, Brepols.

Patlagean, Evelyne. 1976, « L’histoire de la femme déguisée en moine et l’évolution de la sainteté féminine à Byzance », Studi medievali 17, 598‑623.

Sideris, Georges. 2010, « La trisexuation à Byzance », dans De la différence des sexes. Le genre en histoire, édité par Michèle Riot-Sarcey, 77‑100, Bibliothèque historique Larousse.

Steinberg, Sylvie. 2001, La confusion des sexes : le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Fayard.

Strathern, Marilyn. 1988, The Gender of the Gift: Problems with Women and Problems with Society in Melanesia. Marilyn Strathern, Studies in Melanesian Anthropology 6, University of California press.

Notes

[1] Marie Delcourt et Evelyne Patlagean furent les premières à les analyser sous l’angle psychanalytique et historique, suivies par les historiennes Valerie H. Hotchkiss pour l’époque médiévale et Rudolf M. Dekker, Lotte C. Van de Pol et Sylvie Steinberg pour l’époque moderne.

[2] Évangile gnostique de Thomas, IIe siècle.

[3] Evangile selon Thomas, NH II, 2, Ecrits gnostiques, la bibliothèque de Nag Hammadi, ed. J.-P. Mahé et P.-H. Poirier, Gallimard, 2007. Le titre « Evangile selon Thomas » est apocryphe, sa véritable désignation est « Voici les paroles cachées que Jésus le vivant a dites, et qu’a écrites le Jumeau, Jude Thomas ». Ces textes étaient inconnus autrement que par les allusions et citations qu’en faisaient les théologiens jusqu’à la découverte des manuscrits de Nag Hammadi en 1945.

[4] Empire Germanique, XIIe siècle.

[5] La question de la lutte entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel s’est presque toujours posée depuis la conversion de l’Empire romain au Christianisme. A partir du schisme de 1054 (séparation des églises d’Orient et d’Occident suite à une querelle sur la nature du Fils dite du filioque), l’Eglise traite différemment le statut de l’empereur, en Orient, il reste chef de l’église, en Occident, une querelle commence entre le pape et l’empereur germanique, dite d’abord Querelle des investitures (1075-1122) conclue par le concordat de Worms, et lutte du Sacerdoce et de l’Empire sous Frédéric Barberousse et Frédéric II.

[6] Acta Sanctorum, Avril tome 2, 20. Les Acta Sanctorum sont des vies de saints ou futurs saints, canonisés ou non, édités à partir du XVIIe siècle par John van Bolland (1595-1665), en 68 volumes et en latin. Ils ont été numérisés et sont disponibles librement sur le site Gallica de la BnF.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 3 de la revue Terrain vague