Propagande, image, idole

Par Paul Veyne et Louis Marin

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160 pages

En bref

Partis tous deux d’un même objet, Paul Veyne et Louis Marin ne sont pas en conflit ; ils prennent des voies «traversières» et cherchent l’un et l’autre, non seulement à situer l’œuvre qui est au centre de leur propos, la colonne Trajane, mais surtout l’histoire des procédures de regard et d’interprétation qui accompagnent un tel monument.
Si la sociologie de l’art et la simple iconographie y laissent quelques plumes, la réflexion sur les formes de réception de l’image, sur la valeur du médium et la transposabilité de l’image y gagne beaucoup.
Ces deux textes majeurs sont rassemblés ici pour la première fois.

Via l’étude d’un cas, celui de la colonne Trajane, ils offrent au lecteur l’opportunité de penser les enjeux critiques de l’histoire des images : Une image peut-elle être vue sans être lue ? Reflète-t-elle la mentalité ou la société de son époque ? Relève-t-elle d’une fonction ?

Professeur à l’EHESS, philosophe, historien, sémiologue et critique d’art, Louis Marin a publié de nombreux ouvrages, dont Détruire la peinture ou L’Ecriture de soi. Historien, membre de l’école française de Rome, professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne est l’auteur, entre autres, de Comment on écrit l’histoire, Le Quotidien et l’Intéressant, ou Le Pain et le Cirque.

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Sommaire

À chacun sa colonne 

I. Propagande expression roi, image idole oracle

II. Iconographie

III. Visibilité et lisibilité de l’histoire : À propos des dessins de la colonne Trajane 

 

 

Extrait

À chacun sa colonne

Les deux textes ici réunis n’ont guère besoin d’une présentation et leurs auteurs encore moins. Ce qui les rapproche ou les oppose, en revanche, mérite peut-être un bref commentaire.

Les études ne manquent pas sur la colonne Trajane1, mais les deux textes que l’on a choisi de rapprocher ici ont ceci de particulier qu’ils posent, chacun à leur façon, la question du regard porté sur ce monument exceptionnel, qui n’a cessé de frapper l’imagination des visiteurs et de solliciter l’intérêt des antiquaires, des archéologues, des historiens de Rome.

Ces articles émanent d’un historien de Rome et d’un théoricien de la représentation qui n’ont pas les mêmes perspectives, mais qui ont, par leur acuité critique et leur liberté intellectuelle, ouvert des voies nouvelles, chacun dans son domaine.

Le texte de Paul Veyne, le plus récent des deux, prend le contre pied de bien des idées reçues à propos de la colonne Trajane. Il est paru sous une première forme dans la revue Diogène à la suite d’un séminaire tenu à Marseille en 1988 ; repris peu après dans L’Homme2 il apparaît, dans la version que l’on lira ici, à la fin du recueil La société romaine, publié au Seuil l’année suivante.

Veyne n’a cessé de réfléchir aux problèmes de la représentation et de la place de l’art dans la société, aussi bien dans L’histoire de la vie privée3, que dans ses travaux ultérieurs sur Palmyre4 ou sur la Villa dite des Mystères5. De la grande fresque qui décore une des pièces de cette demeure pompéienne il a proposé une lecture fortement iconoclaste, qui n’a pas été du goût de tout le monde, mais dont on peut au moins dire qu’elle est brillamment argumentée et qu’elle ouvre des perspectives neuves, comme souvent le travail de Veyne.

Iconoclaste, il l’est au premier chef dans son article sur la colonne Trajane. Au moment où l’on venait de restaurer la colonne et, grâce à un imposant échafaudage, d’en photographier le moindre détail6, Veyne assure qu’elle n’est pas faite pour être vue en détail ; que si l’on voit la colonne en tant que présence imposante sur le forum de Trajan on ne peut la regarder minutieusement, comme nous y invitent les historiens d’art. Bref, si la colonne est bien visible, elle n’est pas lisible.

Mais Veyne ne s’en tient pas à la colonne ; il commence par nous rendre tout à fait malheureux en évacuant la sociologie de l’art et l’iconologie régnantes, dont il montre les limites et les naïvetés. L’article se présente sous une forme paratactique, comme son titre ; il aborde bien des questions dont le premier paragraphe (qui reprend en fait le résumé provocateur rédigé pour L’Homme) donne un rapide aperçu. Tout au long du texte, Veyne joue avec son lecteur qu’il interpelle fréquemment (« rendons nous malheureux, je bavarde, je raconte une histoire ») et appuie son raisonnement sur des situations concrètes, précises, cherchant à donner aux abstractions leur pesant de réalité. Cette manière de faire, typique du style de Veyne, rend la lecture passionnante, car chaque idée en appelle une autre.

Le cœur de la démonstration toutefois tourne autour de cette fameuse colonne, vue sans être regardée, ce qui oblige à penser le monument non comme un document d’histoire, mais comme une manifestation de puissance, une présence qui se donne le droit d’exister, non pas une œuvre de propagande, mais d’apparat, qui rend le souverain respectable et qui est à son tour respectable en tant qu’expression du souverain.

 [quote_left] «Le plus haut sens travaille dans l’écart entre le visible, ce qui est montré, figuré, représenté, mis en scène, et le lisible, ce qui peut être dit, énoncé, déclaré ; écart qui est à la fois le lieu d’une opposition et celui d’un échange entre l’un et l’autre registre… » [/quote_left]

À ce point Veyne évoque Louis Marin, lui parlant du  tourniquet du faste royal et de la puissance, qui tenait tout seul en l’air». La référence n’est pas casuelle ; une grande partie du travail de Louis Marin a porté sur le pouvoir royal et son expression ; outre le Portrait du Roi7, on retrouve une série de textes autour de ces questions dans le volume Politiques de la représentation8. Marin a constamment interrogé textes et images, en prenant soin de ne pas confondre les types de « lectures » et les modes d’expression. L’article «Lire un tableau. Une lettre de Poussin en 1639»9 pose d’emblée la question de la légitimité d’une telle métaphore : «Si le terme lecture est immédiatement approprié au livre, l’est-il au tableau ? Si, par extension de sens, on parle de lecture à propos du tableau la question se pose de la validité et de la légitimité d’une telle extension», et sa conclusion insiste sur l’écart entre le visible et le lisible : «Le plus haut sens travaille dans l’écart entre le visible, ce qui est montré, figuré, représenté, mis en scène, et le lisible, ce qui peut être dit, énoncé, déclaré ; écart qui est à la fois le lieu d’une opposition et celui d’un échange entre l’un et l’autre registre… »  Écrivant cela, Marin a en tête le tableau de Poussin, La Manne, mais la question se pose tout aussi bien, sur un autre mode, à propos de la colonne Trajane.

À la fin de son article, dans un post-scriptum de 1990 intitulé : Sur la colonne Trajane comme «monument-cérémonial», Veyne revient sur le double statut de la colonne, à la fois cérémonial en image et archivation de la gloire du monarque. Il souligne le fait que les 23 spires de la colonne lui donnent l’apparence d’un volumen, et que Trajan avait lui même écrit des Commentaires sur les guerres daciques. La colonne se donne l’apparence d’un volume d’images.

Tel est précisément le point de départ de l’article de Louis Marin. Rédigé à l’occasion d’une exposition organisée par Daniel Arasse à l’Institut français de Florence en 198410, où étaient présentés des dessins et des gravures anciennes, ce texte est repris dans le volume posthume De la représentation11. La question que pose Veyne est évidente pour Louis Marin et il la pose d’emblée à sa façon, dès la première phrase : «La colonne Trajane se voit… Mais est-elle véritablement vue ?» Si la visibilité ostentatoire de la colonne est évidente, sa lisibilité est problématique. À partir de ce constat, Louis Marin part dans une direction tout à fait différente de celle empruntée par Veyne, parce qu’il est guidé par l’objet qu’il commente : le dessin ancien, présenté dans l’exposition de Florence, qui reproduit les reliefs de la colonne et transforme en rouleau, en volumen, cette longue frise ascendante. Ce que d’autres antiquaires, à commencer par Cassiano dal Pozzo, l’un des commanditaires de Poussin, appelaient des « musées de papier » joue ici pleinement son rôle. La colonne est dématérialisée, mise sous les yeux du spectateur et rendue à la fois visible et lisible, par une opération graphique qui transpose et rend accessible les 200 mètres linéaires du relief original en un dessin de 15 mètres de long. Le monument devient une image documentaire, relativement manipulable, accessible en tout cas et capable non seulement de représenter l’histoire des guerres de Trajan mais aussi, selon Marin, de fournir un modèle de l’histoire représentée. En situant ce dessin dans une histoire du regard, Marin rappelle entre autres comment l’histoire de Trajan a pu intéresser toute une série de monarques – François 1er, Louis XIV ou Napoléon III – dans leur souci de légitimation du pouvoir. Il montre aussi comment l’histoire en peinture s’est servie de tels dessins pour construire des formes narratives selon des modalités spatiales spécifiques, passant de la frise continue au tableau, cherchant la vérité dans le détail des realia, et surtout reprenant la linéarité de la frise en bas-relief pour proposer un «dispositif de représentation de l’espace qui constitue le code iconique fondamental de la narration de l’histoire».

Les observations de Louis Marin par leur richesse et leur acuité permettent ainsi de mieux comprendre l’histoire de la peinture d’histoire et le rapport antique/moderne, en particulier dans le travail de Poussin.

Partis tous deux d’un même objet, Veyne et Marin ne sont pas en conflit ; ils prennent des voies «traversières» et cherchent l’un et l’autre non seulement à situer l’œuvre qui est au centre de leur propos, la colonne Trajane, mais surtout l’histoire des procédures de regard et d’interprétation qui accompagnent un tel monument. Si la sociologie de l’art et la simple iconographie y laissent quelques plumes, la réflexion sur les formes de réception de l’image, sur la valeur du médium et la transposabilité de l’image y gagne beaucoup. Plutarque en ses Vies parallèles avait pris le parti de comparer un Grec et un Romain, pour en souligner ressemblances et écarts. Nos deux auteurs sont surtout romains et difficilement comparables, on l’aura compris, mais ce n’est pas par hasard, on aimerait le croire, qu’ils se sont tous deux pris à commenter la colonne Trajane, ou plutôt l’idée que l’on s’en fait, vue de loin en passant sur le forum, ou vue de près, dessin en main.

Au lecteur à présent d’aller tourner à son tour autour de ces deux textes.

François Lissarague