petites manies

La manie

Sous le masque de la folle gaîté maniaque, on peut entrevoir le rictus mélancolique et les grimaces d’une secrète douleur d’origine – ce qui donne à ce fou de joie des faux airs de clown triste…

Génie pur ou folie douce ? Quelle mystérieuse puissance poussa le Facteur Cheval à consacrer 33 ans de sa vie à l’édification de son « palais idéal » ? Dans L’Énigme de la manie, Paul-Laurent Assoun explore le versant psychanalytique de ce trouble, que les Latins appelaient furor.

Terrible est le pouvoir de la manie – que les Grecs indifféremment voyaient en inspiration, ivresse, démence ou folie, et les Latins en furor. Comme le vent, qui tantôt propulse le bateau et tantôt le fait chavirer, la manie a une puissance négative, si elle n’est qu’humaine et tire l’homme vers le bas, ou positive, si elle est divine et l’élève.

Origine de la manie

Platon, dans le Phèdre, fait dire à Socrate que les biens les plus grands nous viennent d’une folie qui est, à coup sûr, un don divin. Elle n’a donc rien de morbide, là, mais tient du transport, de l’enthousiasme, de l’exaltation que provoque l’« envahissement » par des puissances supérieures.
Selon que l’on est « possédé » par Apollon, Dionysos, les Muses ou Aphrodite et Eros, on sera atteint de manie divinatoire, laquelle accroît les capacités de concentration et fait lire le futur, de manie initiatique, qui par des rituels ou des fêtes, libère la spontanéité, pousse l’individu hors des limites de la quotidienneté et l’ouvre à des connaissances subtiles, de manie poétique, favorisant la création, ou de manie érotique. Hippocrate, plus prosaïquement, fait de la manie, un trouble de l’humeur. Lorsque la bile noire ou atrabile est en excès par rapport aux trois autres humeurs du corps – la bile jaune, le sang et la lymphe – l’individu tombe en dépression. Lorsque la bile jaune est trop abondante ou altérée, apparaît l’état maniaque.

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Fécondité. On pourrait ne voir là que pure « poésie ». En réalité, le topos platonicien, qui associe la folie au génie créatif, et le topos hippocratique, qui conjoint manie et dépression dans un même schéma explicatif, vont pénétrer toute la culture occidentale. La manie, en tant que telle, s’en trouvera quelque peu perdue.

Les petites manies ?

Le sens commun la réduira aux « petites manies » que l’on a, d’aller sans cesse se laver les mains ou vérifier la fermeture des portes. La psychiatrie la liera à la dépression, dans la psychose maniaco-dépressive et aujourd’hui dans les « troubles bipolaires ». Quant à la psychanalyse, elle a eu tendance à faire de la manie « l’expression simpliste, voire triviale » d’un symptôme dont la mélancolie « serait le versant intelligent ». Frappant par exemple est le contraste entre « l’abondance et la fécondité » de ce que Freud dit sur la mélancolie et le « caractère apparemment parcimonieux de sa parole sur la manie ». Aussi le statut psychanalytique de la manie reste-t-il, en grande partie, à établir. C’est ce que se propose de faire Paul-Laurent Assoun dans l’Énigme de la manie.

Aussi le statut psychanalytique de la manie reste-t-il, en grande partie, à établir. C’est ce que se propose de faire Paul-Laurent Assoun dans l’Énigme de la manie.

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Le maniaque voit rarement les raisons qu’il aurait de « se soigner », trouvant qu’il ne s’est jamais dans sa vie aussi bien porté. La manie n’est pas réductible à une « idée fixe », mais traduit un état psychologique complexe, dont le chiffre est l’euphorie : le maniaque a une confiance en soi illimitée, acritique, est d’une « bonne humeur » débordante, n’arrête pas de «bouger», se lance constamment dans de nouvelles entreprises, crâne, est porté par un discours « déliaisif » et un « régime d’association hyperlibre, par assonances, superlatifs», jeux de mots, passages du coq à l’âne, s’enflamme par une sorte de « tachypsychie », qui accélère ses pensées et fait subir à ses idées surabondantes une « danse de saint Guy mentale », n’écoute personne, dort peu…

Manie et mélancolie

Mais ce «Jean-qui-rit » n’est pas simplement l’inverse du « Jean-qui-pleure » de la dépression : « Sous le masque de la folle gaîté maniaque, on peut entrevoir le rictus mélancolique et les grimaces d’une secrète douleur d’origine – ce qui donne à ce fou de joie des faux airs de clown triste… » Plus que le contraire de la mélancolie, la manie « en est la détermination la plus frappante et la potentialité révélatrice » : il se pourrait en effet qu’éclairée en amont par la mélancolie, elle en contînt, en aval, la clé, «au sens où la comète se réalise dans sa queue […] »

Robert Maggiori

Pour aller plus loin  :  L’Énigme de la manie