Freud et la vérité

La vérité freudienne est celle de la dysfonction, de l’intraitable, de l’excès !

Cerner quelque « chose » de la vérité freudienne en si peu de temps est une gageure. Le défi vaut pourtant qu’on le relève. Freud et Lacan ne fondent-ils pas la psychanalyse sur cette vérité singulière, irréductible à toutes autres connues ?

 

À la fin de sa vie, dans L’analyse finie et l’analyse infinie (1937), Freud laisse cette phrase-testament : « [Il] ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité, et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre » ([1]). Trente ans plus tard, Lacan, dans l’Acte de fondation (1964), s’inscrit dans cet héritage : « Je fonde – aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique – l’école française de psychanalyse […] organisme où doit s’accomplir un travail – qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité – qui ramène la praxis originale qu’il a institué sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde – qui, par une critique assidue, y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradant son emploi » ([2]).

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Nous aimerions revenir ici à cette vérité qui oriente le désir de Freud, et, par transfert, le désir lacanien. Comment saisir son objet, que Lacan nomme « la chose freudienne » ([3]), et qui est l’objet même de la psychanalyse, sa « chose propre » ([4]) ? Ce singulier désir de vérité a inauguré la psychanalyse, au début du siècle dernier, et ne cesse de se transmettre depuis, constituant l’axe du savoir et de la pratique analytiques, et distinguant cette « science » nouvelle des autres champs de connaissance. Préciser ce qu’il en est de la vérité freudienne, c’est donc clarifier ce qu’il en est de l’analyse, de la position de l’analyste et de ses effets. 

Un explorateur de la nature

Dès l’origine, Freud sent que son désir le porte vers le savoir. À son ami d’enfance Eduard Silberstein, il écrit en 1875 : « Tu cherches la vérité dans la vie avec autant de passion que je crois la chercher dans la science » ([5]). S’il choisit à dix-sept ans la médecine et non le droit ou la philosophie qui l’attiraient aussi, c’est pour la connaissance de la nature, du vivant plus précisément, et non dans la perspective du soin. Il disait être – à son autre ami d’enfance, Emil Fluss – un Naturforscher, littéralement un « explorateur de la nature » ([6]). Dans son Autoprésentation (1925), il y revient : « De prédilection particulière pour la position et l’activité de médecin, je n’en ai pas ressenti pendant ces années de jeunesse ni d’ailleurs ultérieurement. J’étais plutôt mû par une sorte de désir de savoir […] » ([7]). La postface à La question de l’analyse profane écrite en 1927 est, dans l’après-coup, plus précise encore :

« Après quarante et un ans d’activité médicale, la connaissance que j’ai de moi-même me dit qu’au fond je n’ai jamais été un véritable médecin. Je suis devenu médecin par suite d’une déviation de mon dessein originel, qui m’a été imposée, et le triomphe de ma vie consiste à avoir retrouvé, après un grand détour, l’orientation initiale. Je ne sache pas que dans mes premières années j’aie eu le moindre besoin d’aider les hommes souffrants […] Je n’ai jamais non plus joué au “docteur”, ma curiosité infantile suivit manifestement d’autres voies » ([8]).

Quelle est donc cette orientation initiale ? « Dans mes années de jeunesse, le besoin de comprendre quelque chose aux énigmes de ce monde et peut-être même de contribuer quelque peu à leur solution fut extrêmement puissant » ([9]). Il y a chez Freud un tropisme vers l’énigme de la nature et le désir d’en cerner quelque vérité.

Le socle physico-chimique

Enfant de son temps, c’est naturellement qu’il prend pour modèle de vérité celui de ses maîtres (Ernst Brücke, Sigmund Exner, Ernst von Fleischl Marxow…), soit le paradigme scientiste dominant au XIXe siècle. Du Bois-Reymond en rend compte lorsqu’il rappelle le « serment physicaliste », qui unissait les plus fameux scientifiques du temps autour du Berliner Physikalische Gesellschaft :

« Brücke et moi avions pris l’engagement solennel d’imposer cette vérité, à savoir que seules les forces physiques et chimiques, à l’exclusion de toute autre, agissent dans l’organisme. Dans les cas que ces forces ne peuvent encore expliquer, il faut s’attacher à découvrir le mode spécifique ou la forme de leur action, en utilisant la méthode physico-mathématique, ou bien postuler l’existence d’autres forces équivalentes en dignité aux forces physico-chimiques inhérentes à la matière, réductibles à la force d’attraction et de répulsion » ([10]).

La réalité, par principe, est donc réduite à du physico-chimique, et la vérité scientiste ne fait qu’en restituer les lois. Aucune âme, aucune vie ne doivent être postulées dans la nature, rien que des forces matérielles, objectivables. Telle est la méthode. Les premiers travaux de Freud se situent dans cette orientation-là. Et même lorsqu’il aura abandonné cette gangue scientiste – pour n’en garder que l’esprit scientifique, sans le réductionnisme –, il maintiendra les droits du physico-chimique. Dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse (1915-1917), il écrit : « L’édifice de la psychanalyse que nous avons créé est en réalité une superstructure qui devra un jour ou l’autre être placée sur ses fondations organiques » ([11]). La singularité du chemin freudien est de s’ouvrir, par l’expérience clinique – et sans jamais lâcher les droits de la vérité physico-chimique –, à la vérité d’un nouveau réel, énigmatique, corrélé mais non réductible aux lois physico-chimique, lié aussi aux lois du langage, et ne se postulant que des effets de la parole des patients. Invisible aux rayons X, mais aux incidences évidentes sur le corps, ce réel de la clinique appelle une nouvelle vérité, et une complexification de l’épistémologie admise.

« Ignoramus. Ignorabimus ! »

Le concept de « réel » chez Freud est repris des sciences physiques, lesquelles l’avaient extrait de la philosophie kantienne. Il désigne ce qui, hors du champ de la connaissance, la fonde. C’est la « chose en soi » ou l’x, dont nous n’avons qu’une connaissance « pour nous » (notre réalité). Freud assimile cette position épistémologique et définit ainsi la vérité : « La pensée scientifique […] aspire à atteindre la concordance avec la réalité, c’est-à-dire avec ce qui existe en dehors de nous, indépendamment de nous et qui, comme l’expérience nous l’a enseigné, est déterminant pour l’accomplissement ou la faillite de nos souhaits. Cette concordance avec le monde extérieur, nous l’appelons vérité » ([12]). Il faut entendre les choses ainsi : d’abord le « réel », l’x à partir de quoi, avec nos méthodes et sans l’épuiser, nous pouvons construire une réalité ; la vérité ensuite, comme discours concordant avec cette réalité, donc serrant au plus près son « réel ». Mais, rappelle Freud, « le réel restera toujours “inconnaissable” » ([13]). « Ignoramus. Ignorabimus ! » – nous ignorons et ignorerons à jamais – disait Du Bois-Reymond, dans une conférence restée célèbre à l’époque et qui n’a pas pu manquer de marquer Freud ([14]). La vérité, pour Freud, est le discours, en tant qu’il s’oriente et tente d’avoir prise sur un « réel inconnaissable ». On comprend pourquoi, dans un entretien avec Charles Baudouin en 1926, il affirme :

« J’ai deux dieux : Logos et Ananké [… soit] l’inflexible raison, le destin nécessaire » ([15]).

Comme scientifique, et plus encore comme psychanalyste, Freud s’oriente donc d’une « chose », d’un x, de ces effets de réel de la clinique. C’est pourquoi les mots n’y suffisent pas. L’énigme est première et irréductible, on peut tout au plus la réduire par les bords. Cela pose la question des métaphores dans le discours freudien. Elles sont nécessaires, abondantes et méticuleuses, mais en aucun cas il ne faut prendre le mot pour la chose :

« En psychologie, nous ne pouvons décrire qu’à l’aide de comparaisons. Il n’y a là rien de particulier, il en est également ainsi ailleurs. Mais nous sommes forcés de changer encore et toujours de comparaisons ; pour nous aucune ne tient assez longtemps » ([16]).

Freud insiste donc sur le fait que l’objet de la science – et plus particulièrement celui de la psychanalyse (l’objet clinique) – échappe, et qu’il faut tenter différentes voies métaphoriques pour réussir à le traquer suffisamment, « pourvu que, ce faisant, nous gardions notre froideur de jugement, sans prendre l’échafaudage pour la construction » ([17]). L’objet de la psychanalyse est donc ce réel dont témoignent les analysants en cure, tant par la parole que par leurs symptômes, sur lequel l’analyse a des effets, et que l’on peut, au niveau théorique, localiser un peu. Ce réel, au-delà des bouts de savoir qu’on peut lui arracher, reste une énigme.

Qu’est-ce que la « chose freudienne » ?

Disons le tout net, c’est la « chose » sexuelle dans sa dimension d’excès, d’intraitable. Mais comment Freud, scientifique, en arrive à cela ? Et qu’est-ce que le « sexuel » désigne chez lui ? Dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique (1914) ([18]), il revient sur le fait que c’est un « acquis du travail psychanalytique, obtenu de manière légitime, en tant que concentré théorique provenant d’innombrables expériences » ([19]). Le « sexuel » est ce qui, de Freud, est le plus mal compris, non sans raisons. Il condense l’énigme et l’inacceptable. Nous devons simplifier ici le trajet expérimental freudien. Passant du laboratoire à la clinique, Freud découvre que le « réel » n’est pas réductible au physico-chimique, comme il l’a d’abord cru. La clinique des aphasiques le force à cerner un nouveau réel, propre au vivant, à travers la réalité des « lois fonctionnelles ». Le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques. Il n’est pas inerte mais soutient une fonction. C’est ainsi qu’il « existe », qu’il se tient comme vivant. Perdre une partie du cerveau dans la zone du langage, par exemple, n’est pas perdre un certain nombre de mots.

C’est, pour le vivant, réorganiser sa fonction langagière, faire avec cette lésion pour continuer à vivre. Freud remet en cause le statisme des théories de la localisation cérébrale de Broca et de son maître Wernicke. Ses travaux, pionniers, irrigueront les réflexions de Goldstein sur la notion dynamique de « vicariance » dans La structure de l’organisme ([20]), et se retrouvent jusque dans la thèse de Canguilhem sur Le normal et le pathologique ([21]), qui insiste sur la rupture entre l’épistémologie du vivant et celle de l’inerte : dans un organisme, le tout est plus que la somme de ses parties, un télos l’anime à partir de quoi repérer santé et maladie, bon et mauvais pour le corps, jeunesse et vieillesse, homéostasie, mort. C’est une première délocalisation de la notion de vérité. Un discours idoine doit venir cerner ce nouveau « réel » : celui du vivant. Le second écart intervient par la clinique des hystériques. Dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques (1893) ([22]), Freud découvre l’incidence du langage sur le réel du corps vivant. Les hystériques sont paralysées de façon « fausse » anatomiquement. Ce sont les articulations du langage commun qui sont déterminantes, non celles de l’anatomie.

Ainsi, une paralysie de la main prend « main » dans son sens populaire et non selon ses associations neurophysiologiques. C’est impensable pour la médecine, mais, comme dit Charcot à Freud : « ça n’empêche pas d’exister » ([23]).

Cela oblige à complexifier encore l’approche : un nouveau « réel », mêlant intimement le langage et le vivant appelle une nouvelle vérité. En ce point réside la vérité freudienne. à côté de la matière, qui suit les lois physico-chimiques, il y a le vivant – qui suit « en plus » des lois fonctionnelles. Et au cœur des vivants il y a le parlant, dont le fonctionnement du corps propre est « en plus » complexifié par les lois du langage. On le voit, Freud, dans son désir de vérité, n’hésite pas à briser les cadres antérieurs, au nom même du réel attesté dans la clinique. C’est un penseur de la complexité. S’il sort du scientisme, il relance la science par d’autres moyens, il en affine le discours. Le vivant, déjà, n’est pas réductible au physico-chimique. Il faut pouvoir apprécier ses fonctions. Ensuite, le parlant n’est pas réductible au vivant. Un écart avec l’homme se produit dans le « réel » du vivant, ouvrant à toutes les énigmes de la symptomatologie clinique. Si la « chose » pour Freud est d’abord kantienne, elle devient freudienne à ce point-là. Il lui faudra sa vie de psychanalyste pour, progressivement, cerner cette « chose » nouvelle, ce réel inédit, cet « en plus » du vivant propre aux êtres de parole et qui passe par le langage. Cette « chose », il la cerne avec les hystériques comme « montant d’affect » traumatique, puis il la précise en « pulsions sexuelles », l’affect n’étant qu’un écho conscient de la pulsion – et celle-ci étant par définition traumatique. Enfin, il isole la « libido » comme plaisir en plus, en excès, motif de la pulsion sexuelle. Ces trois temps théoriques ne s’excluent pas mutuellement ; il se complètent, abordent la « chose » différemment ; ils participent tous d’une révélation par Freud de la « psychosexualité » humaine.

Le dysfonctionnement du vivant parlant

Qu’est-ce que la psychosexualité ? C’est ce « réel » duquel la psychanalyse s’oriente. Freud l’approche de façon décisive dans les Trois essais ([24]), où les termes de « pulsions sexuelles » et de « libido » sont introduits. Le vivant fonctionne, dit Freud dès l’Esquisse, selon des « actions spécifiques » ([25]) : les pulsions d’auto-conservation (ou « instincts ») ont un objet à peu près programmé par le bios. Cela se complique avec les « animaux supérieurs », selon Freud ; mais c’est chez l’être humain qu’il faut assurément supposer l’existence d’un nouveau « réel » : les pulsions sexuelles. Celles-ci n’ont pas d’objet « spécifique », elles se motivent d’un « gain marginal de plaisir » ([26]) pris avec n’importe quel objet, en étayage sur les fonctions du corps. L’ingestion d’une nourriture « spécifique à l’estomac » est doublée d’un plaisir pour rien, pris par la bouche, qui la constitue en zone érogène ; ensuite ce peut être un doigt, une sucette, de l’alcool, des cigarettes. Ainsi se met à exister un corps pulsionnel, non réductible au corps organique de la médecine et constitué de lieux – propres à chaque corps – où des objets en séries permettent la décharge de l’excitation en excès.

Ce plaisir en trop, qui ne participe pas du fonctionnement du vivant, Freud le nomme « libido » ; il dysfonctionne de fait, est au-delà du principe de besoin. La libido est un plaisir pour rien, sans rapport. Elle vient désigner l’autoérotisme du corps propre, attaché à répéter sur une partie du corps, un plaisir inutile, pour lui-même. Il ne sert pas l’auto-conservation, il n’a pas de télos. La clinique montre que le vivant parlant peut aller à la mort, dans la quête de ce que Freud nomme aussi « jouissance sexuelle » ([27]) (cf. anorexie, boulimie, toxicomanie). Fondamentalement donc, la libido nomme ce « réel » du corps vivant qui dysfonctionne.

Mais Freud découvre que ce dysfonctionnement du vivant est amplifié par l’incidence du langage chez cet être complexe qu’est l’animal humain. En effet, qu’advient-il de sa conservation lorsqu’il se met à jouir de mots, à vouloir satisfaire un plaisir propre par le langage ? Les fantasmes, les symptômes, sont à étudier ici comme libidinalisation de représentations de mots. Il ne faudrait cependant pas croire que, pour Freud, le dysfonctionnement soit second et appelle une correction, une mise au pas salutaire. Si la vérité freudienne – celle de ce psychosexuel dysfonctionnant, nouveau réel mis à jour – est si dure à entendre et à reconnaître, c’est qu’elle pose son objet comme étant originaire, avant les idéaux de la conscience. La « perversion polymorphe » ([28]) du corps propre est infantile et continue d’exister au cœur de ses destins sociaux. Là est l’inédit et le moralement scandaleux de la vérité freudienne : dans la révolution copernicienne qu’il opère.

La vérité freudienne est celle de la dysfonction, de l’intraitable, de l’excès ; ce qui pose problème à la psychanalyse est plutôt le fait de la « normalité », de la fonctionnalité ? Comment s’obtient-t-elle ? Dans L’analyse finie et infinie (1937), Freud remarque que « [l]’ensemble d[es] processus [pathologiques] nous apparaît aussi étrange parce que nous tenons la synthèse des processus du moi pour quelque chose qui va de soi. Mais en cela nous avons manifestement tort. La fonction synthétique du moi, si extraordinairement importante, a ses conditions particulières et est soumise à toute une série de perturbations » ([29]). C’est l’éducation qui vise à mettre en fonction le réel de la libido, au nom des idéaux sociaux. Elle réprime, canalise, exige la substitution des plaisirs pervers à d’autres ; elle oriente les pulsions partielles vers la génitalité et la fonction de reproduction ; elle aboutit au refoulement de la « chose » sexuelle, et par là même de sa vérité. Ce dont témoigne la clinique analytique est que, de cette « mise en forme psychique » ([30]) qui définit le névrosé (comme négatif de la perversion), il y a un reste – autoérotique, sexuel, pervers. Le refoulement est structurellement défaillant. Quelque chose du vivant fait retour, qui passe par le langage. Il y a, dit Freud, une poussée de la vérité (Wahrheitsdrang ([31]), qui nomme en réalité une poussée de la « chose ».

Jadis, les grandes institutions culturelles en traitaient collectivement une partie par le folklore, la mythologie, la religion – qui sublimaient cette libido dysfonctionnante. Dans une aire culturelle fonctionnelle comme l’Europe du XIXe siècle, dominée par le scientisme – lequel délite ces institutions collectives –, Freud constate que l’individu reste seul avec sa pulsionnalité, sa libido en excès. Cela l’oblige à se créer, pour la traiter, des substituts privés de grandes institutions collectives : les symptômes – des plus massifs aux plus bénins (conversions, représentations de contraintes, phobies, lapsus, actes manqués, erreurs, oublis, superstitions). Dans Psychologie des masses et analyse du moi (1923), on trouve cette remarque : « Même celui qui ne regrette pas la disparition des illusions religieuses dans le monde culturel d’aujourd’hui accordera qu’elles offraient à ceux qui étaient liés par elles la protection la plus forte contre le danger de la névrose, aussi longtemps qu’elles-mêmes étaient encore en vigueur […]. Abandonné à lui-même, le névrosé est obligé de remplacer par ses formations de symptôme les grandes formations en masse dont il est exclu. Il se crée son propre monde de fantaisie, sa religion, son système délirant et répète ainsi les institutions de l’humanité, avec une distorsion qui témoigne nettement de la contribution surpuissante des tendances sexuelles directes » ([32]).

D’où, en un sens, la nécessité historique de la psychanalyse, qui offre de retraiter par la parole, consciemment – et à la place du traitement inconscient par le symptôme –, ce que les grandes formations culturelles prenaient en charge : ce réel sexuel intraitable, cette « chose » trop large en l’homme dont parle Dostoïevski, et que le langage ordinaire recouvre imaginairement du nom de « passion ». La parole, dans une cure, peut dysfonctionner, retrouver le droit à sa vérité (infantile, autoérotique). Ce faisant, elle peut inventer de nouvelles façons de faire avec l’inéducable, l’impossible ; c’est à son initiative : « L’analyse respecte la singularité du patient, ne cherche pas à le remodeler selon ses idéaux personnels à lui médecin, et se réjouit s’il peut s’épargner des conseils et éveiller en revanche l’initiative de l’analysé » ([33]) (« Psychanalyse » et « théorie de la libido », 1923).

L’inconscient réel

On peut revenir à notre question de départ. Qu’est-ce que la vérité freudienne ? C’est le serrage par le discours d’un nouveau réel : celui du sexuel. Ce réel demeure inconnaissable, autrement que par le témoignage des vivants parlant en cure. Il reste un « x » du corps propre, invisible, localisable par le discours, mais irréductible à aucun concept. La seule chose certaine pour Freud est que cet « x » est réel. Dans les Leçons d’introduction… (1915-1916), il prévient :

« […] c’est avec un haussement d’épaules résigné que nous devons repousser comme incompréhensible ce qu’on nous objecterait, à savoir que l’inconscient n’est ici rien de réel au sens de la science, qu’il est un expédient de fortune, une façon de parler. Quelque chose de non réel, dont procèdent des effets aussi réellement saisissables qu’une action de contrainte ! » ([34]).

La vérité, qui résulte du serrage de ce réel est inouïe, inédite : elle ne s’énonce pas dans la maîtrise consciente, mais dans l’association libre ; elle n’est pas universelle mais singulière ; elle n’est pas constituée de chiffres mais de mots ; elle est acte du corps plus que connaissance ; elle suscite la résistance des idéaux de la conscience (car celle-ci la refoule) ; elle modifie le réel du corps en s’énonçant et son lieu privilégié d’énonciation est le dispositif de la cure. C’est une vérité moderne – elle résulte d’un effort d’objectivation – mais à mesure d’homme – elle s’obtient de sujet à sujet, sans instruments de mesures, constituant un exemple singulier de « rupture épistémologique » (Bachelard). Il est intéressant, à partir de là, d’en suivre les multiples destins – cliniques (symptômes, fétiches, délires) et socio-historiques (mythologies, religions, philosophies, arts).

Être psychanalyste, de Freud à Lacan, c’est s’orienter de cette vérité-là. Au-delà, c’est de la « chose » dont il s’agit ; c’est de permettre à l’analysant de toucher, par ses propres mots, une jouissance encombrante du corps propre, afin que, du langage, elle se réélabore, se symbolise, s’historicise. Lui rendre possible cette expérience, par le dispositif de la cure, c’est ouvrir à ce que les leurres s’affaiblissent par où son corps s’aliène, à ce qu’il affronte la castration (l’irréductibilité du sans-rapport, de l’impossible qui nous constitue), et traverse quelque « chose » de la prison du fantasme, quitte à se risquer à la vie, autrement.

Guénaël Visentini

Pour aller plus loin :Pourquoi la psychanalyse est une science


[1] Freud S., « L’analyse finie et l’analyse infinie », Œuvres complètes, tome XX, Paris, PUF, 2010, p. 50.
[2] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
[3] Lacan J, « La chose freudienne », écrits, Paris, Seuil, 1966.
[4] Freud S., « Leçons d’introduction à la psychanalyse » (1916-1917), Œuvres complètes, tome XIV, Paris, PUF, 2000, p. 114.
[5] Freud S., Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 152.
[6] Ibid., p. 238.
[7] Freud S., « Autoprésentation », Œuvres complètes, tome XVII, Paris, PUF, 1992, p. 57.
[8] Freud S., « La question de l’analyse profane » (1926), Œuvres complètes, tome XVIII, Paris, PUF, 1994, p. 81.
[9] Ibid.
[10] Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud (1953), tome I, Paris, PUF, 2006, p. 45.
[11] Freud S., « Leçons d’introduction à la psychanalyse » (1916-1917), Œuvres complètes, tome XIV, Paris, PUF, 2000, p. 402.
[12] Freud S., « Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse » (1933), Œuvres complètes, tome XIX, Paris, PUF, 1995, p. 255.
[13] Freud S., « Abrégé de psychanalyse », Œuvres complètes, tome XX, op. cit., p. 294.
[14] Assoun P-L., Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981, p. 119.
[15] Baudouin Charles, Y a-t-il une science de l’âme ?, Fayard, Paris 1957, p. 50.
[16] Freud S., « La question de l’analyse profane » (1926), Œuvres complètes, tome XVIII, op. cit., p. 18.
[17] Freud S., « L’interprétation du rêve » (1900), Œuvres complètes, tome IV, Paris, PUF, 2004, p. 589.
[18] Freud S., Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 1891.
[19] Freud S., « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » (1914), Œuvres complètes, tome XII, Paris, PUF, 2005, p. 259.
[20] Kurt Goldstein, La structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1951.
[21] Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand, La Montagne, 1943.
[22] Freud S., « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », Résultats, idées, problèmes, t. I : 1890-1920, Paris, PUF, 1984.
[23] Freud S., « Autoprésentation », Œuvres complètes, t. XVII, op. cit., p. 61.
[24] Freud S., « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905), Œuvres complètes, t. VI, Paris, PUF, 2006.
[25] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 317.
[26] Freud S ., « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905), Œuvres complètes, tome VI, Paris, PUF, 2006, p. 122.
[27] Ibid., p. 140, n. 1.
[28] Ibid., p. 172.
[29] Freud S., « L’analyse finie et infinie » (1937), Œuvres complètes, t. XX, op. cit., p. 222.
[30] Freud S., « Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique » (1911), Œuvres complètes, t. XI, op. cit., p. 16-19.
[31] Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Paris, Gallimard, 1997, p. 359.
[32] Freud S., « Psychologie des masses et analyse du moi » (1923), Œuvres complètes, tome XVI, Paris, PUF, 1991, p. 81.
[33] Freud S., « “Psychanalyse” et “théorie de la libido” » (1923), Œuvres complètes, t. XVI, op. cit., p. 201.
[34] Freud S., « Leçons d’introduction à la psychanalyse » (1916-1917), Œuvres complètes, tome XIV, Paris, PUF, 2000, p. 287.